Le comédien reprend sa lecture du chef-d’œuvre, créée en 1985, pour une série de représentations exceptionnelles au Théâtre Antoine jusqu’au 25 mars. Comme c’est pratiquement complet, récit de substitution.
Entendre parler d’excréments, de pestilence et de destins pitoyables, dans la bouche du si distingué Fabrice Luchini, n’a étonnamment rien d’oxymorique. Il faut même avouer qu’on assiste à l’un des mariages les plus réussis de ce siècle. Presque trente ans après sa création, l’acteur et comédien reprend sa lecture du Voyage au bout de la nuit, déclaration d’amour à Céline, au théâtre, à la littérature mais également, à son public.
Le voilà qui entre sur la scène occupée de trois chaises vides. Vêtu d’un trench noir, il porte sous le bras des livres et des feuilles de papier. Des aventures de Bardamu, il raconte l’installation en banlieue, après le séjour aux États-Unis. Ses débuts minables de médecin des pauvres, à Rancy, avec le jeune Bébert qui «se touche», les locataires écœurants, la patiente aux trois avortements et la mère Cézanne, syndic exemplaire. À la lenteur, voire la récitation mécanique des débuts, succède soudain une prise de contact fabuleuse avec le public, déclenchée par un rire franc qui se prolonge du haut d’un balcon.
«Elle a raison de rire ainsi, déclare alors Luchini de cette spectatrice, si on ne sait pas rire de la tragédie, on passe une heure et demie épouvantable! Certains soirs, vous les verriez, ils sont accablés…» Il était en pleine narration de serviettes regorgées de sang, de «se faire baiser à des profondeurs inoubliables» et autres jambes écartées. Pas si glauque, pourtant. « Le génie de Céline, c’est de passer sans cesse de la tragédie au comique.»
Sa connaissance passionnée du texte et son désir animé de la transmettre ne lui donnent rien à envier aux professeurs de littérature. Les apartés et les confidences subjectives fusent - «on était mieux à écouter cette mère toute gueulante assis que debout» est sa phrase préférée - et déclenchent systématiquement l’hilarité. «Il est scato, Céline, il adore ça», résume-t-il simplement. «Robinson, c’est son double», s’interrompt-il pour les spectateurs qui n’auraient pas lu le roman.
Moment d’anthologie, le récit de la concierge qui nettoie les toilettes. «Même à déboucher les cabinets, elle devait souvent renoncer la mère Cézanne, tellement c’était difficile» : il répète la phrase maintes fois, de sa voix perchée, en étirant les sonorités, «j’essaye de vous mettre en lumière le choix des mots, qui est sublime», justifie-t-il. «C’est le plus beau passage du bouquin, un mélange de l’horreur de l’organique et du raffiné, un concret qui transcende le côté dégueulasse.»
Fond cru et sordide, forme à la fois orale, argotique et recherchée, dans une récitation délicate et mesurée : non seulement ce moment de théâtre a tout du «beau et bizarre»baudelairien, mais il est d’une rareté savoureuse, tant son interprète manie à merveille une distanciation ironique qui le place dans une connivence intellectuelle et affective avec son public. Il flatte, mais s’en explique.
«Vous avez une qualité de silence admirable, pour venir écouter des choses si singulières un dimanche après-midi, dans un spectacle où l’on ne consomme pas. Je le dis sans démagogie, je ne drague pas le public, mais j’aime jouer pour vous, vous êtes le rêve pour un comédien. Vous avez une présence dans la gravité et une légèreté dans la drôlerie.» Il continue, en grande forme, «ce n’est pas le même public que pour la pièce de Zeller, ici, y a de l’abonné à Télérama!»
En conclusion, il lit la lettre que Céline a envoyée à Gallimard en 1932, pour lui proposer son manuscrit, qui sera refusé. Comme l'auteur vend son roman avec cette phrase admirable, «je ne crois pas que mon machin soit ennuyeux», Luchini se lance dans la singerie satirique d’un auteur contemporain qui serait persuadé d’être le nouveau Marcel Proust. Il trouve aussi l'occasion de prendre la voix sensuelle et voilée de Fanny Ardant et de se référer à l'actualité brûlante de François Hollande avec cette citation du Voyage, «il subsiste en vous toujours un petit peu de curiosité de réserve pour le côté du derrière» . Éclats de rires garantis.
Vient le temps des prolongations. «C’est bon, on est dans les temps», s’assure-t-il. Ravi, on préfère penser qu'il ne le fait pas tous les soirs, même s'il n'y a sûrement pas que de l'improvisation dans tout cela.
Il part dans le récit haut en couleurs de sa présence à Monaco en 1989, pour faire sa fameuse lecture devant une assemblée d’aristocrates bienveillants et guindés. Arrivé à la gare, il se passe du chauffeur, en disant qu’il préfère marcher avant de jouer. «Je portais un vieux sac en plastique un peu à la roumaine, car avant un certain âge, je voyageais avec des sacs de style Tati remplis de toutes mes affaires, au moins personne ne me volait.» Avant de commencer, il observe le public de cette soirée de gala de bienfaisance, «mille personnes en smok', avec le roi au fond», qui ont payé leurs places une somme astronomique. «Quelle dichotomie avec la poétique célinienne! Quelle équivalence avaient-ils pour comprendre les puanteurs de la cour ou le chou-fleur qui empeste plus que dix cabinets?»
Grand admirateur de La Fontaine, il nous demande s’il y a une fable qu’on désire écouter en particulier, «c’est mon côté démocratie participative.» Au premier rang, quelqu'un lui réclameLes Femmes et le Secret, qu’il récitera après celle qu’il avait initialement choisie, La Mort. Un autre lui brandit une photo. Surpris, il la prend et s’y découvre immortalisé sur cette même scène avec Michel Bouquet, en septembre dernier. «Il était venu me voir jouer Une heure de tranquillité. C’est lui qui m’a appris l’essence de mon parcours : le public ne vient jamais nous regarder jouer, il vient jouer avec nous.»
Fort de cet enseignement, il cite, comme à son habitude, Louis Jouvet, «il n'y a pas de théâtre sans fraternité.» Et s’en va sous un tonnerre d’applaudissements, après avoir encore déclaré, «vive le théâtre, le vrai théâtre, celui qui sert une langue exceptionnelle comme celle de Céline.»

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