REPORTAGE - Les députés examinent cette semaine une proposition de loi prévoyant de pénaliser les clients. Témoignages de prostituées.
Elles n'osent pas parler ; la société ne veut pas entendre. Difficile, dès lors, de connaître l'envers du décor… «Face à une société qui banalise la prostitution, qui justifie tout, qui ne cesse de clamer que les prostituées aiment ça, comment peuvent-elles faire entendre leur voix?, interroge Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du Nid. Ce n'est que dans le huis clos de nos locaux que certaines trouvent la force de témoigner.»
Pour cette association qui accompagne chaque année, dans ses 32 antennes, quelque 1500 prostituées tentant d'échapper à leur servitude, la proposition de loi contre la prostitution, qui sera examinée mercredi à l'Assemblée, est «une avancée historique». «Comment peut-on aider ces femmes, comment peut-on faire une prévention cohérente si la société ne pose pas les interdits?, poursuit Grégoire Théry. Cette loi, ce n'est pas une fin, c'est un point de départ.»
Une crise d'ado, un licenciement, un divorce, une dépression… «On y entre, on ne se rend pas compte, affirme Rosen, 58 ans, qui a connu les bars à hôtesses pendant vingt-deux ans. Une chose est sûre, on finit ruinée.» Pour Nathalie, 31 ans, petite silhouette replète et piercings aux oreilles, c'est son propre père qui l'a «conduite aux enfers», un bar à strip-tease d'une ville de province. «Mon père, c'était le bon Dieu: je ne pouvais qu'obéir!, raconte-t-elle. À 19 ans, on m'a pris ma virginité, ma dignité et même mon identité, puisque je suis devenue “Jennifer”.
Un véritable lavage de cerveau… J'ai très vite compris qu'il fallait que je m'alcoolise pour y arriver.» À la mort de son père, Nathalie trouve le courage de suivre un BEP sanitaire et social. «Mais après, c'était le vide, se souvient-elle. J'ai replongé: la prostitution, ça donne l'impression d'une grande famille… et je pensais que je ne méritais rien de mieux.»
Alcool, troubles alimentaires, cannabis, scarifications, c'est la «spirale infernale». Plusieurs fois, elle lance des appels aux secours, va même jusqu'à porter plainte (contre X) pour viol. Mais les gendarmes la ramèneront chez l'homme qui l'héberge… qu'elle n'a pas osé dénoncer. «L'enjeu, c'est aussi de former les personnes extérieures - policiers, magistrats - pour qu'elles sachent décoder les signaux de détresse», souligne Grégoire Théry.
Il y a aussi cette psychologue, qui dira à la jeune prostituée: «C'est bizarre, ce cauchemar que vous faites, vous qui n'avez pourtant pas vécu de violences sexuelles…»
«On n'est pas consciente de la gravité de ce qu'on vit»
Pas de violences? Après une trentaine de clients - même «gentils» - par jour, les prostituées n'ont pas la même vision des choses. «C'est comme à l'usine. Sauf que c'est l'abattoir, assène Fiona, autre «survivante» d'un bar à hôtesses. Vous êtes alignées, à moitié nues, et le type choisit. Il paye, il a le droit de donner son avis sur la “qualité”.Certains veulent “tester la marchandise avant de payer”.»
N'existerait-il pas de prostituées épanouies dans une activité qu'elles ont choisie? «Mensonge!», s'insurge Mylène: «Ce que les clients veulent entendre, c'est qu'on raffole du sexe, poursuit-elle. Mais jamais aucune fille que j'ai connue n'a eu de plaisir. En fait, on dépose la cervelle en même temps que les fringues et on gémit en cadence pour que ça finisse vite». Au Nid, Grégoire Théry confirme:
«Quand elles sont en activité, c'est une manière de préserver leur dignité que de dire qu'elles aiment ça, assure-t-il. Mais une fois qu'elles arrivent à s'en extraire, elles avouent leur détresse. Souvenez-vous d'Ulla, l'icône des prostituées libérées, dans les années 1970! En 2002, elle écrivait un livre, Comment avez-vous pu me croire?.»
Rosen, elle, a même milité pour la réouverture des maisons closes…
«Quand on y est, on n'est pas consciente de la gravité de ce qu'on vit, analyse-t-elle. J'estime avoir une responsabilité grave en ayant dit que j'étais bien dans ma vie de prostituée: c'était donner aux clients l'autorisation d'acheter les autres femmes! En fait, on fait semblant d'aller bien. Les clients, on a envie de leur dire que ce sont des abrutis, mais on est obligées de leur faire des compliments. De devoir supporter ces types, ça me prenait aux tripes. J'aurais pu en tuer un.»
De son propre aveu, Sonia n'a rien vécu «de traumatisant». Elle s'est prostituée «par choix», «occasionnellement, pendant cinq ans», il y a trente ans. «Et je n'ai pas eu de mac, précise-t-elle. Malgré ça, cela a eu des effets destructeurs: je garde en moi une mutilation cachée.»«Au lit, ils étaient lambda, poursuit Sonia. Des types ordinaires, un sexisme ordinaire. Un jour, il y en a un qui m'a fait la conversation et qui m'a dit: “L'entropie, tu ne sais pas ce que c'est.” Je le savais ; je lui ai expliqué. Du coup, il n'a plus voulu. Il fallait que je lui sois inférieure.»
Même sorties de la prostitution, beaucoup avouent n'avoir plus aucune estime d'elles-mêmes. Pour le Dr Damien Mascret, médecin sexologue et journaliste au Figaro, «il est très important qu'on arrête ce discours sur la prostitution qui serait choisie et qui n'aurait pas de conséquences : le fait, justement, de l'avoir choisi, ça complique encore les choses, car ces femmes ont du mal à entrer dans la démarche de victimes». Mais parfois, après un long travail, elles parviennent à retrouver le goût de vivre.
«Avant, le cerveau complètement imbibé de whisky et de violences, mon corps n'existait plus, se souvient Rosen. Quand j'allais chez le médecin, je disais que j'emmenais mon outil de travail chez le mécano! Aujourd'hui, j'ai l'impression que tout se remboîte. Pour la première fois depuis quatre ans que j'ai arrêté, je viens de ressentir le froid aux mains.»
Quelques données chiffrées sur la prostitution en France
Selon le ministère de l'Intérieur, le nombre de prostituées est au minimum de 20.000. La délégation aux Droits des femmes de l'Assemblée nationale évoque le chiffre de 40.000. Les prostituées sont d'origine étrangère à 80 % à 90 %. Le nombre de condamnations pour proxénétisme aggravé par an reste stable depuis 2003: 600 à 800
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