Son nom claque comme celui d'un héros de série policière. Le physique est raccord : lèvres pincées, regard dur, l'oeil plissé sous des sourcils broussailleux. Bill Bratton semble tout droit sorti de la série "The Untouchables" ("Les Incorruptibles"), des pattes d'oie et quelques rides sur le front en plus. Mais, malgré ses 66 ans, le flic le plus célèbre des Etats-Unis a des fourmis dans les jambes et ne rêve que d'une chose : reprendre du service.
Là où sa légende a commencé, à New York. Son nom est régulièrement cité pourêtre celui du prochain chef de la police du nouveau maire, Bill de Blasio, élu le 5 novembre et qui prendra ses fonctions en janvier 2014.
Ce n'est pourtant pas en policier que William « Bill » Bratton nous reçoit dans son bureau à l'angle de la 39e Rue et de la 3e Avenue à Manhattan, mais en homme d'affaires. Il est hébergé par Kroll, la plus grosse société privée de renseignements du monde, qui conseille multinationales et gouvernements sur les questions de sécurité. Il a dirigé l'entreprise pendant deux ans, jusqu'en 2012, avant de prendre du champ. Pour mieux briguer le poste de chef de la police de New York, disent les mauvaises langues.
Aujourd'hui, il n'en est qu'un simple consultant, qui a lancé début octobre sa propre start-up, BlueLine, le Facebook de la police.
"Le concept est plus proche de LinkedIn, rectifie-t-il. C'est un outil professionnel : pas question d'échanger ses photos personnelles ou ses souvenirs de vacances." Il s'agit d'un réseau socialsur lequel les officiers de police peuvent se connecter pour partager leur expérience et, ainsi, améliorer leurs pratiques d'enquête ou d'interpellation.
Chaque membre peut s'abonner à des groupes de discussions sur une thématique particulière : gangs, stupéfiants, "serial killers"... Ce que n'avait pas prévu Bill Bratton, c'est qu'il pourrait lui-même être l'objet de commentaires sur le réseau social. Car le fait que Bill de Blasio, peu avant son élection, ait confié que Bratton faisait partie de ses favoris pour diriger la police de la ville a créé pas mal d'agitation dans les commissariats new-yorkais.
Même s'il piaffe, l'homme préfère, pour le moment, jouer la prudence. "Le poste m'intéresse mais, tant qu'on ne vous invite pas à danser, vous n'allez pas sur la piste", insiste-t-il. Pour lui, il s'agirait d'un retour aux sources. C'est en effet à New York, en 1994, qu'il a commencé à bâtir sa réputation de superflic. A l'époque, la mégapole est un véritable champ de ruines. David Dinkins, le maire démocrate, laisse à son successeur, Rudolph Giuliani, une ville rongée par le crime et la corruption. On compte alors près de 2 300 assassinats par an. C'est à Bill Bratton qu'il confie la mission de rétablir l'ordre. Les résultats seront bien au-delà des espérances : en moins de deux ans, il va faire baisser le nombre de délits d'un tiers et diviser par deux celui des meurtres.
Accomplissement d'une vie vouée au respect de l'ordre, à l'image de son bureau : un véritable musée de la police. Une collection impressionnante de couvre-chefs trône sur une étagère, parmi des décorations et quelques photos de sa quatrième femme, Rikki Klieman, une ex-avocate devenue actrice. Pour lui, policier est un rêve de gosse, qui commence à germer dès l'âge de 9 ans lorsqu'il feuillette, dans une bibliothèque municipale, un livre illustré intitulé Your Police.
En l'évoquant, il ne peut s'empêcher de vous en montrer un exemplaire, qu'il conserve précieusement auprès de lui, et commence à en tourner les pages avec délicatesse, parlant avec nostalgie des planches de dessins qui l'ont le plus marqué : "Lorsque j'étais gamin, j'étais fasciné par les uniformes, les différents types d'armes, les véhicules, explique-t-il. Et, quand mes parents ont acheté une télévision, en 1957, j'ai commencé à regarder "Naked City"." Il n'a raté aucun épisode de cette série sur la police de New York.
Mais le vrai déclic se produit en 1968, dans une salle de cinéma, lorsque Bill Bratton découvre Madigan (sorti en France sous le titre Police sur la ville), réalisé par Donald Siegel, qui portera à l'écran, quelques années plus tard, L'Inspecteur Harry, incarné par Clint Eastwood. C'est en s'identifiant à Russell, le chef de la police de New York, joué par Henry Fonda, qu'il se promet qu'un jour lui aussi deviendra le premier flic de la ville.
Après trois ans d'armée pendant la guerre du Vietnam, il s'engage, en 1970, dans la police de Boston, sa ville natale, où il grandit dans un quartier pauvre entre un père postier et une mère au foyer. Des origines modestes, qui sont l'une des clés pour comprendre son ambition démesurée. A peine intégré dans son commissariat, il lance à son chef qu'il dirigera un jour la police de Boston. Il est sèchement remis à sa place, ce qui ne fait qu'attiser sa pugnacité. Celle-ci sera récompensée en 1993.
Mais il est à peine nommé chef de la police de Boston que le poste dont il a toujours rêvé lui tend enfin les bras, lorsque Rudolph Giuliani lui propose de lerejoindre à New York. "Les grandes villes me fascinent depuis longtemps. Cela remonte à l'université, où j'avais suivi pendant deux semestres un cours de géographie urbaine à l'université du Massachusetts, explique-t-il.
A l'époque, au début des années 1970, tout le monde pensait que l'avenir était aux banlieues : lecentre des grandes villes devait être rayé de la carte et délaissé au profit des pauvres et des minorités. Mais je pense au contraire que les grandes villes sont le futur de la planète."
Quand il arrive à New York, avant de penser à l'avenir, il faut reconstruire le présent : la criminalité est endémique et les moyens limités. Bill Bratton fait sienne la théorie du "carreau cassé" : chaque infraction, même la plus minime, commeresquiller dans le métro ou dessiner des graffitis, est sanctionnée. Il met en place une stratégie d'interpellation systématique qui permet de faire tomber les criminels les plus dangereux pour de petites incivilités et de saisir des milliers d'armes en un temps record.
L'autre volet de la méthode Bratton consiste à poster les forces de police là où les crimes ont le plus de chance d'être commis. A une époque où l'on ne parlait pas encore de "big data", de traitement des données informatiques à grande échelle, grâce à quelques ordinateurs achetés chez un revendeur de quartier, il met au point un système qui analyse en temps réel la dangerosité de chaque recoin de la ville pour y déployer les moyens adéquats.
Ce sont les débuts du système CompStat, utilisé encore aujourd'hui par Michael Bloomberg et qui a permis à l'actuel maire de récolter les graines semées par Bratton.
Mais ce dernier n'aura pas l'occasion de savourer longtemps son succès. Le 15 janvier 1996, Bill Bratton fait la couverture du magazine Time. En la découvrant, Rudolph Giuliani tombe à la renverse. Son collaborateur, vêtu d'un trench-coat à la Bogart, l'air pénétré, avec en arrière-plan une voiture de police gyrophares allumés, déclare en "une" : "Finalement, nous sommes en train de gagner la guerre contre le crime." Le maire fait une crise de paranoïa, imagine que Bratton veut son fauteuil.
Comme les deux hommes sont aussi sûrs d'eux et autoritaires l'un que l'autre, le clash est inévitable. Le policier est congédié sur-le-champ.
Aujourd'hui, la couverture de Time trône dans un cadre au milieu de la bibliothèque de son bureau. Un trophée ? Bill Bratton répond d'un sourire malicieux, qui laissepenser que la mise en scène du magazine était loin d'être innocente. "C'est une expérience regrettable, mais qui m'a permis de comprendre beaucoup de choses pour la suite de ma carrière."
Même si son passage à New York a été rapide, il permet d'entrevoir une face cachée du personnage. S'il s'identifie à son héros de cinéma, Russell, ce n'est pas par hasard : comme lui, il est attiré par ce qui brille et fréquente la haute société new-yorkaise. Peu de temps après son limogeage, les tabloïds new-yorkais ont tenté de le salir en révélant qu'il avait profité des largesses d'Henry Kravis, l'un des "K" de KKR, un fonds d'investissement parmi les plus puissants du monde. L'affaire ne fut finalement qu'un pétard mouillé. Mais l'anecdote montre que Bill Bratton n'a rien d'un moine soldat.
En revanche, sa réputation d'efficacité, elle, est désormais solidement établie. En 2002, il est appelé à la rescousse par le maire de Los Angeles, James Hahn."J'avais envie de prouver que ce que j'avais réalisé à New York était possible ailleurs, explique-t-il. Ma mission à Los Angeles est sans doute ce dont je suis le plus fier, car non seulement la criminalité a baissé, non seulement nous avons mis fin à la guerre des gangs, mais, surtout, nous avons réussi à réconcilier les différentes communautés avec la police."
Fort de ce nouveau succès, Bill Bratton est sur le point de franchir une étape supplémentaire lorsque, en 2011, le premier ministre britannique, David Cameron, évoque son nom pour diriger Scotland Yard. La police londonienne est alors en piteux état. L'institution vient d'être éclaboussée par le scandale du News of the World, le tabloïd de Rupert Murdoch, qui a fait écouter des dizaines de personnalités avec la complicité de policiers. Leur patron, Paul Stephenson, est poussé à la démission et Bratton présenté en sauveur.
Mais la reine a eu beau le faire commandeur quelques années auparavant, l'opinion publique s'offusque qu'un non-Britannique puisse occuper un tel poste. Cameron est obligé de renoncer. Bill Bratton, lui, vient de rater le grand chelem :"Londres fait partie des trois polices les plus emblématiques du monde avec New York et Los Angeles. J'en ai dirigé deux, je pense que cela aurait été fascinant dediriger la troisième", regrette-t-il avec une certaine immodestie.
Faute d'avoir commandé les bobbies, Bill Bratton s'apprête à jouer son propre remake. Mais qu'a-t-il à gagner à revenir à New York, vingt ans après ? En 2013, moins de 250 meurtres y ont été commis. Avec ses 8,3 millions d'habitants, la ville est aujourd'hui la plus sûre des Etats-Unis. Plus compliqué, dans ce contexte, d'interpréter son rôle préféré : l'homme providentiel. Cette fois, il va devoir changerde registre.
"Avec l'élection de Bill de Blasio, il y a dans cette ville un désir de changement profond, en particulier en ce qui concerne les relations des minorités ethniques avec la police. Il y a une nécessité de rétablir la confiance. Certaines pratiques doivent changer", se justifie-t-il, égratignant au passage le bilan de Michael Bloomberg, en particulier la pratique très contestée de "stop and frisk", c'est-à-dire d'interpellation systématique et de fouille au corps qui a été au cœur de la campagne électorale. "Toutes les polices du monde adoptent ce type de méthode mais, à New York, une partie de la population a le sentiment qu'elle est utilisée de façon abusive et inappropriée.
La question n'est pas de savoir si la police doit yrenoncer mais porte sur la façon de procéder, qui doit être plus respectueuse des personnes."
Bratton sait se faire politique quand il faut. Mais, au fond de lui, ce retour annoncé ne serait-il pas une forme de revanche après son éviction par Giuliani ? "J'ai juste envie de poursuivre ce que j'ai commencé, répond-il. Ce qui me procure une grande satisfaction, c'est d'avoir institutionnalisé le changement : le fait que tout ce que j'ai mis en place soit encore là et fonctionne." Bill Bratton est donc prêt à finirle job... si le nouveau maire lui en donne l'occasion.
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