La violence nihiliste de l’Etat Islamique en Irak et au Levant dans les villes et les cités dans lesquelles ses soldats se sont infiltrés, est une source de frayeur pour beaucoup. Y compris dans les rangs des opposants à Assad...
J'ai passé la majeure partie de la fin septembre à Antakya, une ville ancienne que les Chrétiens de Byzance appelaient Antioche, et qui sert aujourd’hui de base arrière aux rebelles syriens et de point de départ pour les journalistes et les personnels des missions humanitaires qui veulent entrer en Syrie.
Un sujet préoccupe tous les habitants de cette ville de Turquie: il ne s’agit pas de la brutalité du régime de Damas, mais de la violence nihiliste d’un groupe de djihadistes étrangers connu sous le nom de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL, Isis en anglais).
Firas Tammim, natif de la ville syrienne de Lattaquié et qui transporte désormais des produits médicaux et d’autres biens dans cette région me déclarait ainsi: «Je ne dirais pas qu’avec Assad c’était mieux, mais lui, au moins, il n’arrêtait pas les gens ou il ne les tuait pas au prétexte qu’ils fumaient.» Sur son téléphone portable, Tammim me montre une photo d’une foule de villageois, dont des enfants, assistant à la décapitation d’un infidèle supposé par des hommes de l’EIIL.
«Imagine l’effet sur ces enfants», dit-il. Au fur et à mesure que le temps passe, les Syriens commencent à s’habituer à des choses qu’ils auraient, il y a peu, crues impensables, poursuit mon interlocuteur.
L’EIIL disposerait au maximum de 8.000 hommes en Syrie, un nombre minuscule au regard des 100.000 hommes de la rébellion. Mais l’idéologie rétrograde de ce groupe, ainsi que son obsession pathologique à faire respecter la rectitude islamiste dans les villes et les cités dans lesquelles ses soldats se sont infiltrés, est une source de frayeur pour beaucoup.
Une arme secrète d'Assad?
Un soir, j’étais assis dans un café, en terrasse, où un homme grisonnant fumait tranquillement le narguilé, projetant d’épais jets de fumée par les narines. Il se faisait appeler Abou Abdoul, combattant au sein d’une brigade affilée à l’Armée Syrienne Libre (ASL), les forces modérées soutenues par l’Occident. Nous nous mîmes à parler des djihadistes, puis il changea brusquement de sujet. «Il te demande de ne pas mentionner le nom de sa brigade, me déclara alors mon interprète. Tout le monde a peur de l’EIIL.»
Ces derniers mois, Bachar el-Assad a reçu deux énormes cadeaux. Le premier a été un accord, sous l’égide des Russes, proposant le démantèlement de l’arsenal chimique syrien, qui a détourné l’attention de la campagne qu’il mène pour tuer et terroriser ses ennemis et a contraint les gouvernements occidentaux à le traiter comme le dirigeant légitime de son pays.
Le deuxième est l’EIIL, qui a également détourné l’attention de la guerre entre le régime et les rebelles, et qui a apporté comme jamais de l’eau au moulin d’Assad qui affirme en permanence qu’il n’est pas confronté à des adversaires politiques mais à des «terroristes», comme l’a encore récemment déclaré son ministre des Affaires étrangères, Walid al-Mouallem aux Nations Unies.
Voilà pourquoi à Antakya, chacun pense que l’EIIL est une des armes secrètes du régime. Tout ceci sonne comme une bonne vieille théorie conspirationniste, mais j’ai pu m’entretenir avec des diplomates occidentaux qui tiennent cette théorie comme plausible, à défaut d’avancer la moindre preuve. Au cours de l’été 2012, Assad a fait libérer de nombreux djihadistes qui avaient combattu au sein d’al-Qaïda en Irak et dont on soupçonne qu’ils ont aidé à la formation de l’EIIL.
Des journalistes, des activistes et des combattants ont également remarqué que tandis que l’artillerie du régime pilonnait le quartier-général de l’ASL à Alep, le camp de l’EIIL, pourtant situé à côté, ne reçut pas le moindre projectile avant que les djihadistes ne s’en aillent; il en fut de même au sein de la ville très contestée de Raqqa, à l’Est de la Syrie. L’EIIL a pour sa part très peu fait pour libérer des secteurs tenus par le régime; mais s’est emparé de Raqqa et de la ville frontalière d’Azaz, arrachées aux forces de l’ASL.
Tout ceci n’est peut-être, en effet, qu’une nouvelle théorie conspirationniste. Aaron Zelin, spécialiste de la Syrie et qui suit de très près la dynamique des groupes rebelles, rejette cette idée qu’il décrit comme «moitié vœu pieu, moitié délire». Mais ce qui ne fait pas de doute, c’est l’effet d’entraînement de l’EIIL et de son Islam radical. J’ai parlé à un groupe de combattants blessés évacués et soignés dans une clinique de la ville turque de Reyhanli, à quelques kilomètres de la frontière avec la Syrie.
La charia, «la seule solution pour la Syrie»
L’un d’eux, qui se faisait appeler Abou Abbas, avait usé les bancs de l’université al-Baath de Homs en compagnie de mon interprète, Rifaie Tammas. Il y suivait alors un master en littérature anglaise. Rifaie fut choqué de l’entendre défendre l’EIIL et affirmer que ce groupe combat les modérés parce que ces derniers sont les marionnettes des Américains.
La seule solution pour la Syrie, disait Abou Abbas, c’est l’instauration de la charia.
L’islamisation grandissante de la rébellion a quelque chose à voir avec l’EIIL, mais bien davantage avec l’amertume croissante des rebelles à l’égard de l’Occident et des groupes d’exilés qui passent leur temps à se quereller dans le confort d’hôtels égyptiens ou turcs et qui les ont abandonnés. Le discours des islamistes – et pas seulement l’EIIL – consiste à dire: «Nous ne pouvons plus nous tourner que vers Dieu».
Les rebelles modérés sont de plus en plus isolés. Le 24 septembre, 13 groupes de combattants –dont le Jabhat al-Nosra, affilié à al-Qaïda, les brigades salafistes et d’autres groupes plus classiques – ont publié une proclamation commune dans laquelle ils font vœu d’opérer dans un «cadre islamique» fondé sur «la charia, seule source de législation.» Dans le même temps, ces groupes ont coupé tout lien avec le Conseil National Syrien (CNS), le groupe d’exilés soutenu par l’Occident. Leur pacte ressemblait davantage à un geste de solidarité que de désespoir.
Les choses auraient pu en être autrement. Le président américain Barack Obama aurait pu soutenir les modérés s’il avait fourni des armes aux rebelles il y a plus d’un an, comme le lui suggérait Hillary Clinton, sa secrétaire d’Etat. En refusant de le faire, il a discrédité le CNS, s’est aliéné de nombreux groupes de combattants et a provoqué un vide que l’EIIL a comblé au fur et à mesure.
Aujourd’hui, à cause, pour une large part, de cet échec, Obama a de bien meilleures raisons de refuser une assistance militaire américaine aux rebelles. Le président ne va pas fournir du matériel à une rébellion qui se défie à ce point des valeurs occidentales.
Surtout, la crainte de voir des armes perfectionnées tomber dans les mains d’extrémistes, sans doute surestimée il y a 18 mois, ne peut plus être écartée désormais. Les combattants et activistes à qui j’ai parlé insistent pourtant sur le fait que la seule manière de vaincre l’EIIL et le régime consisterait à obtenir un flux constant d’armes et de munitions. Ils ont raison, mais ils ne parviendront pas à convaincre Washington de le faire. Et les conséquences d’une hypothétique victoire militaire apparaissent de plus en plus dangereuses.
L'islamisation, le barrage aux livraisons d'armes occidentales..
Imad Dahro, ancien général de la police nationale syrienne ayant fait défection l’an dernier m’a assuré, comme d’autres, que le régime s’effondrerait si les Américains se décidaient à lancer une vaste campagne de frappes de missiles. «Et après, lui ai-je demandé? La myriade de groupes rebelles dans le nord ne risque-t-elle pas de s’entre-déchirer?» Il réfléchit un moment avant de me dire: «Peut-être».
Pour résumer, la montée en puissance de l’EIIL a beaucoup aggravé la situation pour les rebelles, considérablement aggravé la situation pour l’Occident et immensément aggravé la situation pour le régime. J’ai entendu de nombreux Syriens évoquer l’idée de la mise sur pied de brigades non-radicales, avec un noyau formé par des troupes de l’ASL, qui se regrouperaient pour combattre l’EIIL.
Ce n’est qu’à cette condition qu’elles pourront entreprendre un effort concerté pour mener la guerre contre le véritable ennemi: le régime. Ce qui est certainement vrai, c’est que les rebelles n’obtiendront pas une aide majeure de l’Occident tant qu’ils seront incapables d’inverser le processus d’islamisation, quand bien même certaines brigades continueront de recevoir ponctuellement des armes et des munitions en provenance de l’Arabie saoudite, du Qatar et d’autres pays.
Mais cette radicalisation a plus de chances d’augmenter que de diminuer. Les extrémistes étrangers vont continuer d’affluer en Syrie (un récent article du magazine Der Spiegel estimait qu’au sein de la ville syrienne d’Atmeh, face à celle de Reyhanli, de l’autre côté de la frontière, les djihadistes étaient au nombre de 1.000).
Assad va continuer d’exploiter la focalisation de tous sur les armes chimiques pour continuer de perpétrer des atrocités contre les réfugiés syriens. Les rebelles vont continuer d’encaisser les coups et d’infliger des pertes. Le torrent continu de réfugiés va déstabiliser davantage encore le Liban et la Jordanie.
Obama n’a jamais avancé l’argument que l’intérêt national des Etats-Unis était d’empêcher une telle débâcle, par des moyens militaires comme diplomatiques. Mais il est peut-être déjà trop tard.
Traduit par Antoine Bourguilleau
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