Le Monde 16 février 2013
Témoignage
" Le gouvernement et Ennahda sont responsables du meurtre de mon mari "
Tunis Envoyée spéciale
Besma Khalfaoui, la veuve de l'opposant tunisien Chokri Belaïd, tué le 6 février, veut garder espoir
L'image de cette femme, pâle, les yeux gonflés mais le bras tendu en signe de victoire, accompagnant au milieu de la foule, le 6 février, l'ambulance qui transportait le corps de son mari Chokri Belaïd, un opposant de gauche assassiné quelques heures plus tôt, a bouleversé la Tunisie. Avec elle, des milliers de femmes, tête nue ou voilées, ont, deux jours plus tard, spontanément franchi, contre les coutumes religieuses, les portes du grand cimetière de Tunis pour rendre un dernier hommage au chef du parti des patriotes démocrates unifiés (Watad), tué de plusieurs balles en sortant de chez lui.
Méconnue jusqu'ici, l'épouse de M. Belaïd, 42 ans, avocate et mère de deux petites filles, Nalouz, 8 ans, et Nada, 5 ans, est, depuis, devenue le symbole d'une Tunisie révoltée, auquel les femmes tunisiennes s'identifient. A son domicile, jeudi 14 février, épuisée, elle trouve la force de dire : " Cet assassinat donne beaucoup d'espoir. "
Besma Khalfaoui ferme les yeux.
" J'étais à la maison, je préparais les filles pour aller à l'école. Chokri a pris son café, il est sorti normalement pour se rendre au parti. Puis j'ai entendu les coups de feu, je suis allée sur le balcon. Le camarade qui l'accompagnait hurlait : "Besma ! Besma ! Viens !" Je suis descendue. Je n'ai pas touché Chokri, j'ai interpellé quelqu'un, le concierge peut-être, je ne sais plus, pour lui demander d'appeler une ambulance. Je voulais être efficace. " Son courage impressionne. Mercredi, elle s'est rendue au domicile de la veuve du policier Lotfi Ezzar, tué par une pierre lors des affrontements qui ont suivi le meurtre de Chokri Belaïd.
" Je lui ai dit : "Il n'y a que les femmes qui paient", souffle Besma Khalfaoui. La violence ne fait pas de différence. Mais elle, elle a tout supporté toute seule, et je voulais lui transmettre un peu de tout cet amour que j'ai reçu et qui me donne de la force. " L'une est avocate, féministe assumée, soutenue, la seconde, voilée, mère de quatre enfants, ne travaille pas, murée dans sa solitude. Toutes deux offrent un seul et même visage saisissant de la Tunisie d'aujourd'hui plongée au cœur de la plus grave crise depuis le soulèvement qui a renversé, il y a deux ans, l'ancien régime de Zine El-Abidine Ben Ali.
Les portraits de leurs époux ont été brandis dans des cortèges différents ; celui de Chokri Belaïd, lors des funérailles qui se sont transformées en défilé contre le parti islamiste au pouvoir, Ennahda ; celui de Lotfi Ezzar, par les militants islamistes dans une manifestation censée dénoncer une différence de traitement dans les médias proches des partis de gauche et progressistes. L'un est " martyr ", l'autre pas.
La voix douce mais ferme, Besma Khalfaoui atténue sa première accusation directe, lancée après le drame, contre les islamistes, mais maintient : " Le gouvernement et le parti Ennahda sont politiquement responsables du meurtre de mon mari, en ayant laissé se développer la violence dans la société tunisienne, en la banalisant même, comme si ce n'était rien du tout. "
Oui, ajoute-t-elle, " Chokri était menacé. Il ne me disait pas tout, mais j'ai moi-même entendu sur Facebook des appels au meurtre dans quelques mosquées, il a été accusé d'être derrière les mouvements sociaux. Chokri prenait ses précautions, il se déplaçait avec ses neveux, mais pas plus que ça. Il y a deux mois, il a changé d'attitude : le parti lui a mis à disposition une voiture et un camarade. "
Après sa mort, sa femme a refusé de voir tout représentant de la coalition au pouvoir, et négligé le télégramme envoyé par le président Moncef Marzouki. " J'attendais une dénonciation réelle de la violence mais elle n'est pas venue. "
Il y a deux mois, aussi, Besma Khalfaoui, membre de l'Association tunisienne des femmes démocrates mais non encartée jusqu'ici, avait rejoint des patriotes démocrates pour créer une commission femmes. Originaire du Kef, une région agricole du centre-ouest de la Tunisie, issue d'un milieu très modeste, identique à celui de son mari, elle fait partie de cette génération de femmes élevées dans l'esprit du code du statut personnel adopté à l'indépendance de la Tunisie, en 1956, qui a donné à la Tunisienne la place la plus enviable dans le monde arabe.
Besma Khalfaoui et son mari, engagé dans l'extrême gauche, panarabiste convaincu et pourfendeur acharné de l'" impérialisme ", - au point de soupçonner un complot occidental derrière la révolte syrienne, qu'il ne soutenait pas, et une collusion entre les Frères musulmans et les Américains partout ailleurs, Tunisie comprise -, se sont rencontrés en 1999.
Le couple a poursuivi les mêmes études de droit en France. Lui avait déjà passé quelques années en Irak, pour se protéger de la répression du régime de Ben Ali. " Il y avait moins de violence physique peut-être, mais la répression était plus forte, on ne pouvait pas parler, organiser des manifestations ; aujourd'hui, il y a plus de liberté ", observe son épouse.
" Non, je ne regrette rien, poursuit-elle. Ce qui nous arrive, c'est encore le fruit de cette époque. Si Ben Ali n'avait pas réprimé les islamistes, la société tunisienne ne se serait pas sentie un devoir de voter pour eux, par culpabilité, parce qu'il fallait leur donner leur chance. " Devenue malgré elle une figure politique, la militante fait front, mais la femme est au bord de la rupture.
" Je tiendrai bon, mais je suis tellement fatiguée ", s'excuse-t-elle, alors que son appartement ne désemplit pas.
Au pied de l'immeuble sans charme où la famille Belaïd réside, dans le quartier d'El Menzah 6, à Tunis, des fleurs s'amoncellent toujours à l'endroit où Chokri Belaïd a été abattu, il y a une semaine.
Isabelle Mandraud
© Le Monde
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