Hyperféminins, les parfums chyprés séduisent une clientèle lassée des floraux transparents
Ces sillages, parmi les plus puissants de la parfumerie, renaissent de leurs cendres et ravivent une féminité conquérante. Des essences à l'allure folle.
« Le chypre, c'est le gris du parfum, » proclame François Demachy, parfumeur-créateur Christian Dior à propos de Gris Montaigne, sa dernière création dans la Collection Privée. « Ses ingrédients clés – bergamote, rose, jasmin, mousse de chêne et patchouli – aboutissent non pas à une simple mélodie de notes juxtaposées mais à une harmonie. Tout comme le gris, couleur abstraite s'il en est, peut s'obtenir en mélangeant les trois couleurs primaires.
Ce type de formules touche les femmes qui possèdent une culture olfactive, un goût assez sharp. » Non pas une séductrice au décolleté évident, mais plutôt une personnalité affirmée dont le tailleur-jupe crayon provient justement de la maison de l'avenue Montaigne. « Celle qui porte un chypre est incontestablement dominante car son sillage diffuse et tient longtemps », renchérit Romano Ricci, le fondateur de la marqueJuliette Has a Gun. Pour cette hyperfemme, il a imaginé Oil Fiction, un iris luxueux se prélassant dans un fond oriental chypré. « Cet accord sombre peut faire old school, mais il séduit déjà une clientèle lassée des floraux transparents en vogue actuellement », poursuit-il.
Depuis toujours, cette formule possède un halo de mystère : l'ancestrale poudre de Chypre, fabriquée sur l'île méditerranéenne, promettait de transcender l'esprit. Les courtisans de Louis XIV en parfumaient leurs cheveux et leurs perruques à l'envi. « Pour l'époque, cette composition mêlant de nombreux ingrédients, dont la mousse de chêne, abondante à Chypre, était très élaborée. Cette complexité a inscrit l'accord dans nos inconscients depuis des siècles », estime François Demachy.
S'il a fallu attendre 1917 et le célèbre Chypre de René Coty en guise de formule étalon, l'exercice n'a depuis cessé de se renouveler.
Souffler le chaud et le froid
« Aujourd'hui, cette famille olfactive cultive une flopée de descendants classés en sous-familles fruitées, florales ou gourmandes », explique Alexandra Monet, vice-présidente de la Société française des parfumeurs. « Presque tous partagent ce contraste caractéristique entre le chaud du patchouli et le froid “sous-bois humide” de la mousse. » Dans l'opulence des Trente Glorieuses, les couturiers-parfumeurs d'après-guerre ont consacré le genre. Citons Femme de Rochas aux accents de pêche veloutée ou Ma Griffe de Carven, dont les effluves vintage de jasmin verdoyant viennent d'être réédités.
Pourtant, ce sillage bipolaire a bien failli disparaître, dans les années 1980, les hippies ayant fait du patchouli leur étendard olfactif. En 1991, la mise au banc de la mousse de chêne, jugée potentiellement allergène, a sonné le coup de grâce. La profession lui trouve alors des substituts de synthèse, ainsi que de nouvelles mousses, nettoyées des molécules incriminées – les mêmes méthodes appliquées au patchouli, pour gommer ses inflexions camphrées et humides un peu datées. Années 2000, Rush de Gucci connaît un succès d'estime, puisCoco Mademoiselle de Chanel, avec son patchouli propre égayé de poire qui modernise son coeur floral, entérine définitivement le come-back des chyprés.
Cet automne, tandis que For Her de Narciso Rodriguez, autre référence du genre, célèbre ses 10 ans avec un flacon collector orné d'une étiquette rose, Comme une Évidence d'Yves Rocher se décline en version Intense – son accord initial s'adoucit de praliné et de fleurs blanches solaires bien dans l'air du temps. « Un exercice pédagogique afin d'amener les nouvelles générations à la belle parfumerie, car le sillage audacieux demeure toujours présent », justifie son auteure, Annick Menardo.
C'est un jardin anglais qui a inspiré le parfumeur Carlos Benaim pour Promenade in The Gardens de Maison Martin Margiela.
Chez Armani, Sì plonge son bouquet floral dans un cassis liquoreux ; chez Givenchy, Ange ou Démon Le Secret Eau de Toilette avance une pointe de cranberry acidulée.
À la gourmandise, d'autres préfèrent la fraîcheur, tel ce vert croquant à l'œuvre dans Promenade in The Gardens de Maison Martin Margiela (dans la collection Replica). Avec toujours, en fond, cette élégance, cette sensualité. « En le vaporisant sur une mouillette, on peut passer à côté de l'effet d'un chypre, concède Alexandra Monet. Ce parfum se juge sur soi, car on observe une vraie réaction chimique au contact de la peau, qui customise en quelque sorte le sillage. » Il se dit d'ailleurs que cette signature fait tourner la tête des hommes. Rappelons que Christian Dior avait donné comme consigne, pour la création de Miss Dior, autre chypré célèbre, « Faites-moi un parfum qui sente l'amour ». Bien avant lui, les Grecs avaient fait naître Aphrodite dans l'écume des eaux de Chypre.
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