samedi 25 mai 2013

Enfer et joie de la vie conjugale...


Les fabliaux médiévaux se moquent souvent des unions mal assorties. Mais dans l'Ancien Régime, passer devant l'autel s'avère indispensable...

" Il a passé bien des nuits blanches, sa jeunesse s'est dès lors beaucoup refroidie, si bien qu'il serait temps pour lui de prendre du repos, s'il le pouvait ; il est si épuisé, las, harassé de fatigues et de fardeaux domestiques qu'il est devenu indifférent à ce que sa femme peut dire ou faire : il s'est endurci comme un vieil âne qui, par routine, se laisse piquer de l'aiguillon sans pour autant forcer son allure habituelle.
 " Qui est décrit ici de manière si misérable ? Un homme, et plus exactement un homme marié depuis déjà sept à dix ans, chargé d'au moins cinq ou six enfants. L'auteur anonyme de cet extrait, tiré des Quinze joies du mariage (composé au début du XVe siècle) plonge ses lecteurs dans l'enfer de la vie conjugale. 
Le mari est montré comme un pauvre cocu qui doit subir tous les caprices de son épouse, jeune femme d'abord désirée et aimée, mais devenue au fil du temps une horrible mégère. Pauvre époux ! Mais les sources judiciaires ou littéraires présentent aussi la femme victime de son époux, soumise à son autorité, à ses exigences et à ses brutalités. 
Qu'en est-il vraiment ? Les hommes du Moyen Âge voient dans la chasteté et la claustration monastique un idéal de vie, mais seule une faible partie de la population est capable d'atteindre cet état. Pour tous les autres, le mariage est perçu comme une obligation sociale, le signe manifeste d'une vie établie et réglée.

Le mariage, preuve de respectabilité 

Comme l'explique le médiéviste Philippe Contamine : " Sans mariage, l'organisation de la société, la répartition des tâches et des travaux, l'avenir de l'espèce seraient fortement compromis, presque impensables ". Même si les textes littéraires, volontiers misogynes, en font une description négative, le mariage représente un passage obligé dans la vie d'un homme, et le statut marital prouve l'honorabilité d'un individu et son adhésion aux normes sociales. D'où le fait que, devant un juge, les criminels avancent leur état d'homme marié, chargé de femme et d'enfants. 
Pour les hommes, le mariage est certes une norme, mais il demeure un choix. Pour les femmes, la question ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes. Les jeunes filles sont toutes " bonnes à marier " et elles passent directement de la tutelle du père à celle du mari. Elles n'ont d'autre choix que le mariage avec un homme ou avec Dieu ! Des femmes comme Catherine de Sienne (1347-1380) ont ainsi préféré une vie de type monastique au mariage imposé par leur famille.
Pour l'Église, l'union d'un garçon et d'une fille suppose l'amour et le consentement mutuel. Déjà en 866, le pape Nicolas Ier expliquait aux Bulgares, en voie de se convertir, que le mariage chrétien exigeait l'accord des futurs époux. À partir des XIe et XIIe siècles, quand le mariage devient un sacrement, l'Église refuse toujours toute notion de contrainte. 
Le mariage doit être le résultat d'un libre choix entre les futurs. En théorie, l'agrément des parents n'est plus une condition fondamentale, cependant la plupart des actes de mariage à la fin du Moyen Age le mentionnent toujours. Ainsi, le prêtre doit annoncer les bans lors d'une messe au moins trois semaines avant la cérémonie, ceci afin d'éviter les mariages secrets. 
Mieux, il peut auparavant célébrer les fiançailles. Il ne s'agissait pas toujours d'une cérémonie religieuse, mais parfois d'une simple promesse d'union échangée devant la famille et des amis. En se tenant la main, les fiancés prononçaient les " paroles du futur " : " je te promets de n'avoir aucun autre mari jusqu'à la mort ", puis ils s'offraient un objet symbolique - un gâteau, un bouquet, un ruban, un anneau... 
Un baiser public pouvait sceller ce pacte. La rupture de fiançailles posait un vrai problème aux familles et entraînait souvent un dépôt de plainte devant l'Official, la justice de l'évêché. En fonction des époques et des régions, les fiancés pouvaient entretenir des relations plus ou moins suivies. 

Péché mortel et ragots 

Parfois, un contrat de fiançailles autorise la vie commune. Mais l'Église, qui prohibe toute relation sexuelle avant le mariage, ne cesse de rappeler que se fiancer n'est pas se marier et que des fiancés vivant ensemble ne se distinguent pas de " concubins " et se trouvent en état de péché mortel. 
Les concubines sont d'ailleurs des victimes toutes trouvées pour les violeurs qui peuvent forcer leur porte et protester ensuite de leur innocence devant un juge, puisqu'ils n'ont couché somme toute qu'avec une femme de mauvaise vie, autrement dit une prostituée. Mal vus de la société, les concubins sont souvent pris à partie par leur voisinage. 
À la fin du XIVe siècle, un couple de concubins est ainsi violemment agressé lors d'une fête de village, où une dizaine d'individus molestent l'homme et violent collectivement la femme, " disans que icelle Perrette nestoit pas femme dudit Symon maiz sa concubine ". Ce viol collectif, que la justice pardonne, s'apparente en fait à une régulation des moeurs de la part de la communauté.
Le mariage par consentement mutuel et amoureux, prôné par l'Église, existe réellement, mais, en règle générale, les unions sont organisées par les parents et obéissent à des stratégies familiales précises. L'âge des fiançailles et du mariage le montre bien. 
En effet, l'âge naturel du mariage pour les deux sexes semble se situer autour de 20 ans, mais, partout, on trouve de grands écarts d'âge entre les hommes et les femmes : les hommes se marient plutôt vers 25-27 ans, alors que les femmes sont déjà de " vieilles filles " à cet âge. Certaines sont données en mariage dès leur puberté, surtout dans la noblesse. 
Un conseiller du roi Charles V, Philippe de Mézières, le déconseille cependant : les parents mènent ainsi leurs enfants à leur perte et ces unions ne pourront donner de beaux enfants. Cela dit, la plupart des filles doivent avoir été mariées jeunes et, après 20 ans, leur " valeur " décline rapidement. 
Une lettre de rémission du XVe siècle traite ainsi le cas d'un infanticide, où la suppliante, âgée de 24 ans, explique que ses parents ont systématiquement refusé de la marier... et de désespoir, elle s'est donnée au premier galant venu. À vrai dire, on se méfie de la passion amoureuse, qui conduit à faire de mauvais choix, et c'est pourquoi la réflexion des familles en ce qui concerne le mariage paraît plus sûre. Erasme ne dit pas autre chose dans son Institutio matrimonii christiani (" L'Institution du mariage chrétien ", 1526) : " Les pères et les parents sont plus propres à faire de bons choix ".

Un pacte social et économique entre deux familles

Le mariage n'est pas seulement l'union de deux êtres, il représente aussi l'union de deux communautés et engage leurs intérêts matériels. Le mariage peut être l'occasion de signer un véritable pacte politique, social et économique entre deux familles. 
Les fiançailles permettent déjà dans ce cas d'établir un contrat détaillé. La plupart du temps, les époux appartiennent au même milieu, et l'endogamie constitue la norme. Il arrive cependant que des filles épousent des garçons plus nobles qu'elles en échange d'une dot substantielle - c'est ainsi que la vieille aristocratie tend d'ailleurs à se renflouer. 
La dot, établie par les parents pour leur fille, s'apparente en fait à une avance sur succession : elle est essentielle et son absence peut empêcher un mariage. De son côté, l'épouse est souvent assurée d'un douaire. Chez les Mérovingiens (voir p. 41-43), elle recevait déjà un don lors du mariage auquel s'ajoutait le " don du matin ", et le tout devait lui permettre de survivre au cas où son mari disparaîtrait. 
Le douaire est ainsi constitué de biens dont on assure l'usufruit à l'épouse, en cas de veuvage - de manière à ce qu'elle ne soit pas dépouillée par sa belle-famille ou ses enfants.
L'Église refuse que les futurs aient des liens de parenté trop rapprochés. D'après le concile de Latran (1215), le mariage est interdit aux parents jusqu'au quatrième degré, c'est-à-dire que deux jeunes gens ayant un arrière arrière-grand-père commun ne peuvent se marier. On ne peut épouser non plus une filleule, sa marraine ou la veuve d'un parent jusqu'au quatrième degré. Cela dit, l'Église accorde régulièrement des dispenses. 
On ne se marie pas n'importe quand non plus, et l'Avent, Noël, le Carême, la semaine précédant la Pentecôte sont des périodes prohibées. La cérémonie donne lieu à de grands rassemblements publics au cours desquels famille, parents, amis, voisins se retrouvent, tous revêtus de leurs plus beaux atours. Le prêtre reçoit d'abord les fiancés sous le porche de l'église et leur fait échanger " les paroles de présent ". 

Le mariage annule la faute

Les formes de la cérémonie et la liturgie changent d'une région et d'une époque à l'autre. Parfois, le prêtre s'implique davantage en tenant les mains des époux ou en passant l'anneau au doigt de l'épousée. On rentre ensuite dans l'église pour célébrer la messe. Les époux restent alors agenouillés, les mains jointes, portant éventuellement un cierge. 
Les noces se déroulent surtout l'après-midi. L'assemblée part ensuite festoyer.
Le mariage peut aussi être imposé par la société et accepté par les familles comme un pis-aller, notamment dans les affaires de viol ou de rapt. Lors du viol individuel d'une jeune fille de bonne réputation, ses parents réclament en général que le coupable répare sa faute en épousant la victime, et cette union peut être imposée par la justice. 
Dans la prévôté de Paris à la fin du XIVe siècle, Robinette, âgée de 14 ans, est ainsi violée par un homme qui est pardonné car " ycelle robinette lui demonstroit semblant d'amour [...] qu'il convenoit qu'il la cogneust charnelement ". 
La mère réclame justice pour sa fille ; la justice interroge les deux jeunes gens qui donnent leur accord. Aussitôt ils sont " fiancés de mains de prestres ", puis mariés. À la même époque, un jeune homme nommé Colin Le Blanc rencontre une jeune pucelle : 
" Après plusieurs paroles, elle lui accorde qu'elle seroit sa femme [...] et lors ladite Jehannette commença à pleurer : pourquoy ledit suppliant lui donna deux ou trois baffes et après cela la cognut charnelement ".

Pas de cuissage, mais un droit de... cullage !

Ici encore, un mariage annule la faute. Le rapt peut aussi faire partie d'une stratégie : un prétendant refusé enlève la fille qu'il convoite, avec ou sans son accord. Les parents n'ont plus d'autre choix que de la lui donner en mariage. Cette pratique s'intensifie d'ailleurs avec la condamnation du mariage clandestin qui constituait un autre moyen pour de jeunes amoureux de passer outre l'accord de leurs parents. 
Ces unions étaient célébrées de nuit, dans la discrétion, souvent par un prêtre de passage ; mais les évêques luttaient contre ces mariages en excommuniant les mariés et en déclarant illégitimes les enfants issus de telles alliances.
Contrairement à ce que l'on a longtemps cru, il n'existe pas pour le seigneur de " droit de cuissage " lors d'un mariage paysan sur ses terres. C'est une légende ancienne qui provient en réalité d'une fausse lecture du droit de " cullage ", une forme du formariage (le serf doit payer une taxe à son seigneur pour se marier en dehors de la seigneurie). 
Mais évidemment le cullage (de cullagium, " taxe " en latin médiéval) évoque fortement une certaine partie du corps... 
Il ne faut pas se tromper sur l'intention des auteurs qui raillent la vie conjugale au Moyen âge. Même misogynes, ils ne cherchent pas à condamner cette institution, qui paraît naturelle et légitime. 
Mais certains s'interrogent sur le caractère absolu et définitif de ce lien sacré, constamment réaffirmé par l'Église. Il faudra cependant attendre la fin de l'Ancien Régime pour que les philosophes des Lumières, comme Montesquieu et Voltaire, évoquent ouvertement l'idée du divorce.

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