dimanche 24 novembre 2013

Agroalimentaire : face aux faussaires du goût, l'heure de la révolte ?


ENQUÊTE - Viande, œufs, fruits, légumes, poissons, vins : depuis cinquante ans, par la faute d'une logique productiviste incitant à la tricherie, le goût des aliments a considérablement changé. Au point d'inquiéter les Français, qui aspirent à un retour aux produits naturels.

Certains jours, on pense à Magritte en découvrant son assiette. Malgré les apparences, ceci n'est pas une daurade, ceci n'est pas un fromage, ceci n'est pas une fraise. 
Ou bien à la fameuse publicité. Ça ressemble à un poulet, c'est doré comme un poulet, mais ce n'est pas un poulet: c'est une malheureuse créature de synthèse qui n'a jamais vu la lumière du jour, n'a jamais gambadé dans une basse-cour et n'a jamais picoré.
Nous sommes quelques-uns à l'avoir observé: les sociétés occidentales sont entrées dans une ère de simulacre où l'image des choses, parfois même leur simple souvenir, se sont substitués aux choses elles-mêmes. Les fêtes de fin d'année approchant, on va trouver, partout en France, du saumon fumé au goût de résidu de marée assaisonné de gros sel, du foie gras au goût de terrine de foie de volaille, des dindes au vilain goût de carton, du fromage au goût de rien du tout, du chocolat au goût métallique et du champagne au goût d'eau de piscine. 
Les choses vont ainsi à l'âge de l'ersatz ; comme disait l'autre, le faux forme le goût, et soutient le faux, en faisant sciemment disparaître la possibilité de référence à l'authentique. Pour comprendre ce phénomène, que les gastronomes Jean-François Revel et Jean-Paul Aron avaient observé dès les années 1960, il convient d'interroger les conditions de production.
Pour certains géants de l'agroalimentaire devenus des faussaires du goût en industrialisant les process pour faire face à la baisse tendancielle du taux de profit, il ne s'agit plus de nourrir le plus grand nombre au meilleur prix, comme c'était le cas dans la France d'après-guerre - les produits de consommation courante vendus par palettes dans la grande distribution restant d'ailleurs plutôt chers. Leur ambition est de donner l'illusion du luxe à des consommateurs sans cesse plus nombreux tout en s'assurant des marges toujours plus confortables. Or, le prix du luxe, ce n'est jamais celui d'une marchandise fétichisée, d'une grande marque agroalimentaire et de tout le marketing qui va avec. 
C'est la valeur accordée à «ce que sait la main», pour reprendre la splendide expression du sociologue américain Richard Sennett dans son livre consacré à La Culture de l'artisanat. Il suffit de s'acheter un poulet de ferme à la campagne pour le vérifier. 
Pour avoir oublié cette éthique du savoir-faire, nous observons une contradiction criante entre la revendication du «terroir», de la «nature», de l'«authenticité» ou de la «tradition», qui nourrit le tout-venant du discours publicitaire dans les sociétés spectaculaires marchandes, et la réalité de l'assiette.
Et le goût du bon dans tout ça? Car si on oublie le saumon fumé, le foie gras et le champagne en considérant le monde merveilleux du luxe comme un secteur à part - où l'essentiel est de vendre du rêve, c'est-à-dire les mots mieux que les choses -, il est permis de se demander pourquoi le beurre, les œufs, le pain ou le lait de tous les jours n'ont souvent plus aucun goût. Et même les fruits et légumes achetés sur le marché, et même la viande ou le poisson chez un détaillant… 
En ce lieu encore, il faut observer les conditions de production. Voyez les œufs. Les gourmands avisés, qui aiment savoir ce qu'ils achètent lorsqu'ils font leurs emplettes, ont appris à lire la suite de chiffres imprimés sur la coquille. Ils savent que le chiffre le plus important est celui qui précède les lettres FR: 0 pour les œufs de poules élevées en plein air en respectant les contraintes de l'agriculture biologique ; 1 pour les œufs de poules élevées en plein air ; 2 pour les œufs de poules élevées au sol ou en volière ; 3 pour les œufs de poules enfermées en cage. 
Classés dans les deux premières catégories, qui représentent moins du cinquième de la production française, les œufs peuvent avoir goût d'œuf. Mais pour ce qui est du goût des œufs des deux autres catégories, des doutes subsistent.

A l'âge de l'ersatz, il faut savoir faire son marché

L'exemple des œufs est emblématique. Non seulement parce que 45 millions de poules pondent chaque année 15 milliards d'œufs en France, mais parce qu'il révèle l'intensité du brouillage. Il est en effet impossible, et malheureusement trop simple, d'opposer de manière systématique les produits agricoles vendus par la grande distribution et ceux qu'on propose sur les marchés. 
On trouve en effet des œufs bio chez Auchan, Carrefour ou Leclerc et des œufs de l'effrayante catégorie 3 - pauvres poules soumises au joug barbare de la technoscience économique: saint François d'Assise, priez pour elles! - vendus sur les étals des marchés dans des paniers, avec de la paille pour faire joli.
Ainsi la nature est-elle devenue un artifice ; et la tradition paysanne, un moment de la révolution de l'agrobusiness. Dans les laboratoires des multinationales de l'industrie agroalimentaire, des apprentis sorciers s'emploient, jour après jour, à trafiquer le vivant pour le rendre plus rentable. 
En jonglant avec les exhausteurs de goût et les arômes synthétiques, ces Mozart de la chimie moléculaire savent donner à des cassoulets, des choucroutes, des soupes de poisson ou des pizzas surgelées un goût du vrai parfaitement synthétique. 
Mesdames et messieurs les consommateurs, vous ingurgitez sans le savoir des extraits d'huile de ricin, d'essence de térébenthine, d'eau ammoniacale, de résidus pétroliers et même - nous allons couper l'appétit à tout le monde -, de déchets industriels.
Mais ne forçons pas sur l'épouvante. Dans la réédition d'Un festin en paroles. 
Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l'Antiquité à nos jours, publiée en 1995, si Jean-François Revel se dit accablé par la normalisation de la production et la standardisation du goût par une agro-industrie française qu'il juge «soviétique», il lui semble que «la lutte pour le retour aux produits naturels, aux légumes, aux volailles, au pain, aux vins de l'ère préchimique et préindustrielle» est la bonne nouvelle des temps actuels. 
Ainsi, la morale de l'histoire s'énonce-t-elle spontanément: quand on a le malheur d'être né à l'âge de ­l'ersatz, il faut savoir faire son marché.


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