Cet automne, on retrouve beaucoup de films en sélection à Cannes, à commencer par la Palme d’Or La Vie d’Adèle, mais pas seulement. Ainsi, Bertrand Tavernier s’incruste avec sa très bonne adaptation de la BD Quai d’Orsay et Ron Howard se faufile avec Rush. Ron Howard ? Eh oui, Richie confirme qu’il est aussi à l’aise avec les nains (Willow, c’est lui) qu’avec les voitures.
Le visage de Benicio del Toro est à lui seul un paysage. Ses valises sous les yeux trimballent l’histoire de son personnage, Jimmy Picard. Un Indien Blackfoot, de retour de la Seconde Guerre mondiale, la caboche abîmée, blessure physiologique autant que psychologique. Admis à l’hôpital militaire de Topeka, on lui diagnostique une schizophrénie. L’hôpital décide de faire venir Georges Devereux (Mathieu Amalric, très bien), un ethnologue et psychanalyste français, spécialiste des cultures amérindiennes, pour le remettre sur pied. Pour son premier film « américain », Arnaud Desplechin montre la fonction réparatrice de la cure, c’est-à-dire de la parole. Jimmy P. est un film sur le langage, sur le sens profond et la circulation des mots. Et pourtant c’est le contraire d’un film théorique sur la psychanalyse. Desplechin raconte avant tout la rencontre et l’amitié entre deux hommes de bonne volonté. C’est Le Discours d’un roi sans couronne ni bégaiement.
Les studios hollywoodiens ont jugé Ma vie avec Liberace trop homo et le film n’existe financièrement que grâce à la chaîne télé du câble HBO. Pour ce qu’il annonce comme son dernier film, en compétition à Cannes, Steven Soderbergh retrace la vie de Liberace (Michael Douglas), le premier artiste à poser un candélabre sur son piano. L’une des nombreuses fautes de goût de ce proto Elton John qui a fait fortune à Las Vegas dans les années 70 et 80 en enchaînant les concerts. Soderbergh raconte sa liaison avec Scott Thorson (Matt Damon) en 1977, jusqu’à à sa mort du sida en 1986. Homme à tout faire, Thorson devient la poupée de Liberace, Dorian Gray à l’âge de la chirurgie esthétique. Le jeune homme se fait refaire le visage à l’image de son mentor, symbole d’une Amérique digne d’un freak show. Le meilleur Soderbergh depuis longtemps, et on espère que ce ne soit pas le dernier.
En filmant un couple en crise le jour de l’élection de François Hollande, Justine Triet, 35 ans, met en parallèle l’histoire collective et les drames individuels d’une génération paumée. Elle le fait avec une drôlerie parfois tragique mais jamais amère, et pleine de tendresse envers des personnages aussi compliqués que dans la vie. Laetitia et Vincent (le désormais incontournable Vincent Macaigne) finissent par se retrouver dans l’appartement qu’ils partageaient avant le divorce, avec un médiateur, Arthur, l’ami avocat. Ils se disent alors tout, sans vraiment pouvoir s’écouter. L’ambition du film est parfaitement réussie : son incursion dans le réel, dans la réalité de la rue et de la foule, du couple et de la solitude de chacun, est complète. Et Justine Triet est une réalisatrice sur qui il faudra compter.
Le film qui a enflammé le festival de Cannes, Palme d’or à Abdelatif Kechiche et à ses actrices, Léa Seydoux et la révélation Adèle Exarchopoulos. En adaptant un roman graphique français, Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (Glénat), le réalisateur de L’Esquiveet La Graine et le Mulet donne à ses obsessions une ampleur et une puissance inédites. Kechiche raconte une éducation sentimentale et sexuelle sur plusieurs années avec la méthode qu’on lui connaît, alternant longues scènes hors d’haleine, de sexe notamment, et ellipses. Chef d’oeuvre lesbien et marxiste, La vie d’Adèle ? Avant tout une grande et belle histoire d’amour. D’un premier amour, condensé en trois heures bien plus excitantes que les œuvres complètes de Pierre Bourdieu.
Ron Howard au volant d’un film de Formule 1 ? Présenté comme ça, il n’y a pas de quoi sauter au plafond. Sauf que le scénario est signé de l’Anglais Peter Morgan, à qui l’on doit notamment The Queen de Stephen Frears et Frost/Nixon du même Ron Howard. Rushretrace la vie et la rivalité du Britannique James Hunt et de l’Autrichien Niki Lauda, deux pilotes que tout oppose : la belle gueule de rock star du jouisseur et fonceur Hunt vs le « rat » Lauda, tacticien hors pair surnommé aussi « L’ordinateur ». Le film se concentre sur le championnat de 1976, année du terrible accident de Lauda, et tient très bien la route, même si l’on se fiche comme d’une guigne de la F1.
Chanteur folk sans succès, fils ingrat, père inconnu, frère indigne, amant indélicat, ami détestable et fauché (il passe son temps à squatter les canapés et à taper du fric), Llewis Davis n’a pas grand-chose pour lui, sinon son interprète, l’excellent Oscar Isaac et un besoin de consolation impossible à rassasier. Il permet surtout aux frères Coen de traiter un thème qui hante leur cinéma, de Blood Simple à A Serious man, en passant par Fargo. Dans un pays obsédé par l’ambition, la réussite, l’argent et la célébrité, où l’esprit de compétition domine tous les domaines de la société – y compris l’entertainment, les frères Coen montrent un visage de l’échec. Llewyn Davis est un perdant magnifique mais aussi pathétique, dont chaque journée se ressemble, du réveil sur le canapé d’un ami au tabassage dans une ruelle à la nuit tombée. La musique adoucit les mœurs ? Bullshit.
Comme des milliers de lecteurs, Bertrand Tavernier a adoré la BD de Christophe Blain et Adel Lanzac. Mais lui en a fait un film avec Thierry Lhermitte, parfait en Alexandre Taillard de Worms, Ministre des Affaires Étrangères ouvertement inspiré de Villepin. De Paris à New York, en passant par Berlin, l’adaptation de Tavernier est fidèle à la vivacité du trait de Blain et aux dialogues géniaux de Lanzac. On retrouve un Taillard de Worms toujours en mouvement, brassant de l’air et en même temps leader charismatique, galvanisant ses troupes. Derrière Lhermitte, la distribution est sans fausse note, de Raphaël Personnaz dans le rôle d’Arthur Vlaminck, la nouvelle « plume » du ministre, à Niels Arestrup en directeur de cabinet blasé. Quai d’Orsay est un peu la version comédie de l’excellent Exercice de l’État de Pierre Schoeller. C’est dire à quel point c’est réussi.
Le film français, avec La Vie d’Adèle, qui a fait l’unanimité sur la Croisette en mai dernier lors de sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs. Le tout terrain Guillaume Gallienne, sociétaire de la Comédie-Française, homme de radio et de télé, passe derrière la caméra en adaptant son propre spectacle autobiographique, y interprétant les deux rôles principaux (lui-même et sa propre mère). Il parvient d’emblée à maîtriser l’outil cinématographique par sa mise en scène vive, visuellement élégante et portée par une allégresse qui fait oublier son origine scénique tout en l’assumant. Et Gallienne ne tire pas toute la couverture à lui. Il s’entoure d’une troupe de choc, puisée notamment chez ses collègues ou ex-collègues du Français. Et surtout, il parsème son film de moments d’anthologie, révélant un sens de l’image et de l’espace qui en renforcent l’humour comme l’émotion : en points d’orgue, un séjour balnéaire en Bavière, et un cours d’équitation qui file la métaphore d’un être trouvant son équilibre. Une vraie réussite.
De retour en compétition à Cannes cette année, James Gray sublime un récit puisé dans les racines de sa propre famille, d’origine ukrainienne, pour atteindre une force lyrique bouleversante. L’ouverture, avec sa reconstitution grandiose de l’arrivée des immigrants sur l’île d’Ellis Island dans les années 1920, pourrait faire croire à une vaste épopée. Mais en s’attachant au calvaire individuel et aux émotions du personnage féminin d’Ewa (Marion Cotillard), l’auteur de Little Odessa et La Nuit nous appartient construit un puissant mélodrame romanesque. Le thème habituel des frères ennemis, cher à la filmographie du cinéaste, passe ici au second plan, de même que le drame « macho » de Joaquin Phoenix qui surpasse encore sa composition tourmentée de Two Lovers. Le chef opérateur Darius Khondji (celui du Amour de Haneke) s’inspire de photos ou de tableaux du début du siècle pour peindre un univers saisissant, fait de clairs obscurs mordorés qui reflètent aussi le mental torturé des personnages. James Gray au sommet de son art.
Après les requins de la finance dans Margin Call, J. C. Chandor pêche un gros poisson : Robert Redford. Dans All is lost, présenté à Cannes hors compétition, l’acteur américain, 78 ans, est de tous les plans. Normal, il navigue en solitaire sur son beau voilier au large de Sumatra, avant qu’une tempête ne vienne troubler sa paisible retraite. C’est le début d’un survival à la fois documentaire sur la voile, allégorie sur la place de l’homme sur Terre (et sur mer), et portrait de Robert Redford. Le visage de l’ex sex-symbol est un palimpseste : sur sa peau parcheminée et bientôt cramée par le soleil, affleurent tous les personnages de sa filmographie héroïque, de Gastby à Jeremiah Johnson. La vieillesse est un naufrage ? La star hollywoodienne ne panique jamais, trouve une solution à chaque problème, et retarde l’échéance avec un sang froid admirable.
Redford le magnifique.
Redford le magnifique.
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