samedi 16 mars 2013

Les enfants de Deraa, l'étincelle de l'insurrection syrienne....




C'est un gamin de Syrie entre deux âges, la moustache naissante mais les traits juvéniles. Il habite un trois-pièces exigu dans un immeuble inachevé d'Irbid, la capitale du nord de la Jordanie, en compagnie d'un groupe de combattants rebelles, membres de la brigade Mansour. Ces derniers sont entrés clandestinement sur le territoire hachémite pour soigner leurs blessures.



Leur ville à tous : Deraa. Cette grosse bourgade agricole qui fut le théâtre des premiers pas de la révolution syrienne, en mars 2011, est située de l'autre côté de la frontière, distante d'une vingtaine de kilomètres.
Intronisé enfant de troupe, Mohamed était chargé là-bas de rentrer les balles une par une dans les chargeurs de kalachnikovs. Ici, il épluche les concombres et change les bandages, tout en jetant des coups d'oeil distraits au téléviseur, branché sur une chaîne à la gloire de la révolte contre le président Bachar Al-Assad.

"TON TOUR ARRIVE, DOCTEUR"

Avec son sweat à capuche, son jean et sa tignasse de cheveux noirs, rien ne le distingue des milliers d'autres adolescents syriens, qui peuplent les rues d'Irbid. Rien sinon le sourire fier qui éclaire son visage lorsqu'on aborde le sujet de Deraa. Car Mohamed est l'un de ces quinze effrontés qui, à la fin du mois de février 2011, ont tracé sur le mur de leur école un slogan entré dans l'histoire : "Jay alek el ddor ya doctor" ("ton tour arrive, docteur").

Quelques jours après la chute du raïs égyptien Hosni Moubarak, qui suivait celle du Tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, le message lancé à Bachar Al-Assad, un ophtalmologue de formation, était limpide.

Le calvaire enduré par les jeunes auteurs du graffiti sacrilège, immédiatement emprisonnés et torturés, est à l'origine des premières manifestations contre le maître de Damas. Il a mis le feu au ressentiment et aux souffrances accumulés pendant quatre décennies de dictature, celle du père (Hafez), au pouvoir pendant trente ans, puis du fils (Bachar), en poste depuis 2000. 

"Les enfants de Deraa ne sont pas la raison de la révolution, ils en sont l'étincelle, raconte Tayssir Massalma, un militant des droits de l'homme originaire de cette ville mais réfugié à Irbid. La révolte aurait de toute façon fini par éclater, à cause des pratiques du régime. Mais sans eux, sans leur geste fou, cela aurait pu prendre plus de temps."

PROVOCATION POTACHE

Le coup d'éclat commence comme une provocation potache. Ses instigateurs sont des jeunes adolescents du clan Abazeid, l'un des plus gros de Deraa, implanté dans le vieux centre-ville. A force d'entendre les adultes s'enflammer à propos des événements au Caire et à Tunis et de voir sur Al-Jazira la place Tahrir noire de monde et rouge de bonheur, l'idée leur vient d'un petit pied de nez au régime.

"On n'imaginait évidemment pas déclencher une révolution, affirme Mohamed, qui a fait partie de l'équipée nocturne. C'était un truc spontané, comme un jeu, on voulait juste se moquer de Bachar." Grisés par leur propre audace, trois des jeunes tagueurs décident même de signer leur forfait : Bachir, Nayef et Ahmed.

Les services de renseignement les raflent le lendemain. Aussitôt passés à tabac, ils ne tardent pas à avouer et à dénoncer leurs camarades. Sous la menace de représailles, certains parents préfèrent livrer leur enfant. En tout, une quinzaine de jeunes, entre 10 et 16 ans, sont jetés dans les cachots des moukhabarat(services secrets).

"Ils nous fouettaient les pieds avec des câbles électriques, raconte Mohamed.Certains de mes amis sont revenus d'interrogatoire avec les doigts en sang, après qu'on leur eut arraché les ongles. Ils voulaient à tout prix nous faire dire qu'il y avait quelqu'un derrière nous, que nous avions été manipulés par un agent étranger."

LE SILENCE N'EST PLUS TENABLE

Dans un pays soumis depuis un demi-siècle à l'arbitraire de la loi martiale, l'arrestation d'une poignée d'adolescents remuants est une affaire somme toute banale. Mais la détention se prolonge plusieurs semaines, et des rumeurs de sévices sexuels commencent à se propager.

Dans cette ville de 100 000 habitants imprégnée de culture tribale et villageoise et où tout le monde se connaît, le silence n'est plus tenable. Un groupe de parents, emmené par un cheikh du clan Abazeid, se rend alors chez le chef de la branche locale de la Sécurité politiqueAtef Najib, un cousin de Bachar Al-Assad.

Les visiteurs espèrent bien avoir gain de cause. Après tout, Deraa, contrairement à Alep ou Hama, ne s'est jamais rebellée contre le pouvoir central. "Du fait de son emplacement stratégique, à la frontière avec la Jordanie et à proximité du Golan occupé et de la Palestine, notre ville a toujours été sensible au nationalisme arabe dont le parti Baas a fait son fond de commerce", explique No'aman Sahan, un ingénieur de Deraa réfugié à Amman.

Signe de son loyalisme, la cité a fourni au régime certains de ses plus hauts dignitaires, comme Farouk Al-Charaa, le vice-président, et Zouheïr Macharqa, le numéro deux du parti Baas.

PREMIER RASSEMBLEMENT LE 15 MARS 2011

Pourtant, Atef Najib reste sourd aux suppliques des parents. Il ignore même le geste du patriarche de la délégation qui, en signe de soumission, dépose sonhatta (turban bédouin) sur son bureau. Connu pour ses manières brutales et son train de vie tapageur, l'homme fort de Deraa aurait alors eu ces mots : "Oubliez vos enfants et allez retrouver vos femmes. Elles vous en donneront d'autres. Et puis, si vous n'êtes pas capables de leur faire des enfants, amenez-nous vos femmes. On le fera pour vous."

Véridiques ou non, ces paroles se répandent en ville comme une traînée de poudre. L'offense faite aux pères de famille scandalise la traditionnelle Deraa. "Si ce porc n'avait pas insulté nos femmes, il n'y aurait pas eu de révolution", lance, à moitié ironique, Abou Abdallah, l'un des chefs de la brigade Mansour, venu respirerquelques semaines à Irbid. 

"Un enfant, ça se remplace, mais l'honneur, une fois que c'est parti, c'est fini", renchérit Morsi Abazeid, un autre combattant, en convalescence chez le voisin jordanien.
Enhardis par l'exemple tunisien, égyptien mais aussi libyen, une poignée d'habitants de Deraa planifient un premier rassemblement pour le 15 mars devant la saraya, le palais de justice local.

AMBIANCE ÉLECTRIQUE

Ce jour-là, quelques centaines de courageux protestent aussi brièvement dans les souks de Damas. Mais à Deraa le quadrillage policier est tel que, sur la cinquantaine de personnes ayant répondu à l'appel, pas une seule n'ose ouvrir la bouche.

Le cri libérateur survient trois jours après, lors de la prière du vendredi, dans une petite mosquée de Deraa. "Les organisateurs ne voulaient pas faire ça dans la grande mosquée Al-Omari, car ils savaient qu'elle serait très surveillée", dit No'aman Sahan. Au milieu du sermon, dans une ambiance électrique, alors que l'imam prêche le respect du régime, un homme lâche : "Allah akbar !" C'est le signal.

Peu à peu, d'autres fidèles l'imitent, à voix basse puis de plus en plus fort. Le petit groupe d'hommes en colère quitte la salle de prière et marche vers la mosquée Al-Omari, quelques centaines de mètres plus loin. Arrivé sur les lieux pour calmer les esprits, Atef Najib et le gouverneur, Fayçal Kalthoum, doivent refluer sous les insultes et les pierres.


UN ENGRENAGE INEXORABLE EST 

ENCLENCHÉ


A ce moment, les pères outragés de Deraa sont à mille lieues d'imaginer qu'ils ont frappé les trois coups de la révolution. "Quand dans l'après-midi des hélicoptères se sont posés sur le terrain de sport municipal, on a spontanément pensé que c'était Bachar qui venait s'excuser", confie Morsi Abazeid, sur un ton navré. Les portes des engins s'ouvrent sur une armada de gros bras surarmés en uniforme noir, une unité antiterroriste appelée en renfort par Atef Najib. Leurs tirs font deux morts, les deux premiers martyrs du soulèvement : Hossam Ayash et Mahmoud Jawabreh.
Leurs funérailles, le lendemain, samedi 19 mars, sont suivies par des milliers de personnes. 

Les condoléances offertes par Fayçal Meqdad, le vice-ministre desaffaires étrangères, et Rustom Ghazalé, un haut responsable sécuritaire, dépêchés à Deraa par le pouvoir, n'apaisent pas la fièvre. Pas plus que la libération, le dimanche, de Bachir le tagueur et de quelques-uns de ses compagnons d'infortune.

"A la vue des coups et des brûlures dont ils étaient couverts, la colère de lapopulation a redoublé", témoigne Abou Abdallah. Manifestation, répression, funérailles et nouvelle manifestation : un engrenage inexorable est enclenché. Il vaculminer avec l'attaque, le 24 mars, de la mosquée Al-Omari, devenue le quartier général des mutins, puis se diffuser à l'ensemble du pays. Une révolution est née.

HANTISE DES ESPIONS DU RÉGIME

Deux ans plus tard, son anniversaire a un parfum lugubre. Les jeunes frondeurs de Deraa ont beau s'être tous réfugiés en Jordanie, leurs parents déclinent le plus souvent les demandes d'interviews. La hantise des espions du régime, à propos desquels toutes sortes d'histoires invérifiables circulent, joue un rôle dans leurs réticences. 

Mais ce n'est pas tout. "Les enfants ne sont pas forcément fiers de l'histoire du tag, estime Morsi Abazeid. Certains éprouvent une forme de culpabilité, parce que leur maison a été démolie en représailles ou que des proches ont été tués. Dans tous les cas, le poids sur leurs épaules est très lourd àporter."

Les gens de Deraa eux-mêmes préfèrent ne pas s'attarder sur cet épisode. Il y a eu tant de morts et tant de destruction, depuis. Et tellement de combats restent encore à mener. Dans leur esprit, la révolution ne peut s'offrir le luxe decontempler le passé tant que l'avenir du pays n'est pas garanti.

Même Mohamed, le jeune cuistot de la brigade Mansour, n'a pas le cœur à s'étendre sur son exploit. Il préfère parler de son retour au pays, prévu dans quelques semaines, et de l'entraînement au maniement de la kalachnikov que lui ont promis ses aînés. C'est seulement quand Bachar Al-Assad sera parti qu'il reviendra devant l'école et qu'il se prendra en photo devant le mur de pierre où tout a commencé.





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