Manfred Gerstenfeld interviewe Dan Michman

“La Shoah a t-elle été un génocide ou est-ce un phénomène encore pire que cela? Pour répondre à cette question, on a besoin de solides définitions. C’est l’avocat Juif Polonais Raphaël Lemkin, qui a forgé le terme “génocide”, dans son livre écrit en 1944,  Axis Rule in Occupied Europe [Le joug de l’Axe sur l’Europe occupée]. Il avait commencé à examiner la validité du concept de génocide des années auparavant, face aux meurtres de masse des Arméniens par les Turcs, au cours de la Ière Guerre Mondiale.
“Lemkin a défini le génocide de la façon suivante : “un plan coordonné constitué de plusieurs actions destinées à la destruction des fondations essentielles de la vie de groupes nationaux, dans le but d’anéantir ces groupes eux-mêmes. Les principaux objectifs d’un tel plan sontla désintégration des institutions politiques, sociales, de la culture, du langage, des sentiments nationaux [ou identitaires], de la religion et de l’existence économique de ces groupes nationaux et la destruction de leur sécurité personnelle, de leur liberté, de leur santé, de leur dignité et même de la vie des individus appartenant à ces groupes.
Le génocide est dirigé contre un groupe nationale en tant qu’entité et les actions qu’il implique sont dirigés contre les individus, no en leur capacité individuelle, mais en tant que membres du groupe national concerné”.

Dan Michman.
Le professeur Dan Michman est directeur de l’Institut International de Recherche sur la Shoah à Yad Vashem et Professeur émérite d’histoire juive moderne spécialisée dans la recherche sur la Shoah à l’Université Bar-Ilan.
“Lemkin qui a vécu plus tard aux Etats-Unis a aussi lancé la Convention de 1948 sur la Prévention et la Répression des Crimes de Génocide (La convention sur les génocides). Cette convention a été ratifiée par 147 Etats.
“Au cours de ces dernières années, la Shoah est devenue, de plus en plus, une sorte d’équivalence avec le génocide des Juifs. Cette équivalence devrait être réévaluée. Pour le fire, on doit mener des recherches sur les objectifs du National-Socialisme concernant les Juifs.
On peut les définir au mieux comme expression de la volonté d’éliminer totalement le fameux “Esprit Juif”. Hitler, ainsi qu’une foule énorme de ses associés et des penseurs de première, seconde et troisième classe, croyaient en cette absurdité antisémite diabolique que le monde était empoisonné par l’idée “juive” d’égalité humaine, qui était partout portée à travers les âges par les Juifs et qui avait ainsi pénétré toutes les idéologies du Christianisme, du libéralisme, du socialisme jusque dans ses formes ultimes, le communisme, le capitalisme, la démocratie, etc.
A travers ces systèmes politiques et religieux, cette pollution pénétrait aussi dans d’autres domaines, comme les arts, les sciences et la médecine.
“Tout cela est expliqué en détail par le membre du parti nazi, Dieter Wisliceny, proche collaborateur d’Adolf Eichman. En 1946, il a exposé la vision du monde nationale socialiste comme suit : “Le monde est dirigé par les forces du bien et du mal. Selon ce point de vue, le principe du mal est incarné par les Juis… Ce monde fait d’images est totalement incompréhensible  en termes logiques ou rationnels, parce que c’est une forme de religiosité qui conduit au sectarisme. Des millions de gens croyaient en ces choses…, quelque chose qui ne peut être comparé qu’à des phénomènes similaires au Moyen-Âge, comme la manie des sorcières”.
“Ce témoignage révélateur explique que la cible des Nazis allait bien au-delà du meurtre physique des Juifs. Ils visaient aussi à une lutte sisyphéenne contre toutes les expressions de Judéité supposée. Dans la vision du monde des Nazis, cela signifiait tous les systèmes et idées politiques fondées sur le principe égalitaire. Dans l’imagination des Nazis, les Juifs étaient le seul groupe qui avaient une influence partout dans le monde et ils étaient, par conséquent, le lien rattachant tous les ennemis du National Socialisme.
“Hitler avait, en effet, une vision de la grandeur de sa tâche, consistant à restructurer le monde selon des lignes et catégories raciales, comme l’érudition sur le sujet l’a amplement démontré, mais aussi à en guérir le monde – un aspect souvent négligé. Dans ce cadre, la guerre contre les Juifs a été une obsession centrale de très long terme. Déjà en 1919, il avait forgé l’expression : “Entfernung der Juden überhaupt” (l’anéantissement total des).
“La vision d’Hitler était partagée par de très nombreux fonctionnaires d’échelon inférieur. En 1933, la commission interministérielle déclarait que le but des politiques antijuives allemandes était : “D’utiliser ce moment unique pour purifier le peuple allemand et le libérer du pouvoir étranger qui le contrôle jusque dans sa propre maison, par des manières visibles et secrètes qui constitue un danger existentiel”.
“Pour transformer sa vision en actes,Hitler a dû s’appuyer largement sur ses collaborateurs. Leur assistance d’une grande ferveur et d’un dévouement sans borne a rendu possible la rapide escalade de la campagne antijuive. Cela a conduit sur les autodafés de livres brûlés, aux lois antijuives, aux expropriations, à la promotion de l’émigration et aussi à des efforts prolongés pour “purifier” les arts, les sciences, la pensée juridique et le langage de toutes les influences supposées des Juifs.
“A l’origine de ces politiques, on trouve différentes personnalités et centres de pouvoir. La marque sans aucun précédent de l’antisémitisme zélé des Nazis a aussi radicalisé bien d’autres types d’antisémitisme, dont ceux qui faisaient déjà partie de la tradition du christianisme européen.
“En prenant tout cela ne considération, il est clair que la Shoah représente bien plus que le meurtre de six millions de Juifs. Le massacre (la politique de solution finale) a été essentiel, pourtant ce n’est encore qu’une partie seulement d’une campagne antijuive bien plus considérable”.
Michman conclut : “Au regard de toutes ces caractéristiques mentionnées ci-dessus, la Shoah est un événement aux dimensions exceptionnelles. Il comporte un chapitre déterminant concernant le génocide, pourtant c’était bien pire : c’était aussi une campagne globale, comme un apocalypse spirituel ; c’est ce qui le rend différent de tous les autres modèles acceptés de génocide”.
Par Manfred Gerstenfeld 

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Le Dr. Manfred Gerstenfeld a présidé pendant 12 ans le Conseil d’Administration du Centre des Affaires Publiques de Jérusalem (2000-2012). Il a publié plus de 20 ouvrages. Plusieurs d’entre eux traitent d’anti-israélisme et d’antisémitisme.
Adaptation : Marc Brzustowski.