jeudi 25 février 2016

L'étranger de Worms...


Rabbi Mena'hem était un homme que sa très grande piété et un savoir fort étendu rendaient digne de la haute charge qu'il assumait et qu'avait occupée trois cents ans avant lui Rabbi Chelomo Yits'haki, plus connu sous le nom de Rachi. Rabbi Mena'hem était Grand-Rabbin de l'importante communauté Juive de Worms.
Il passait la plus grande partie de ses nuits à étudier les livres saints. Il veillait jusqu'à ce que ses bougies fussent consumées et ne dormait jamais plus de quatre heures. Les premières lueurs de l'aube le trouvaient déjà hors de son lit dur.
Une nuit, alors que Rabbi Mena'hem méditait sur une question talmudique très ardue, il entendit frapper à sa porte. Profondément absorbé par son problème, il crut s'être trompé. Il était fort tard ; qui pouvait, en effet, venir le voir à une heure si avancée ? Mais on frappa de nouveau avec persistance. Cette fois il n'y avait plus de doute.
Rabbi Mena'hem était un vieillard qui n'avait aucune raison de craindre quoi que ce soit. Il avait consacré toute sa vie au service de Dieu et, n'ayant pas eu d'enfants, il occupait presque tout son temps à l'étude aussi bien qu'à l'enseignement de la sainte Torah. A son âge il était prêt à tout ce que la Providence pouvait lui réserver, il prit donc la bougie dont il ne restait qu'un tout petit bout et se dirigea vers l'épaisse porte brune.
– Qui désire me voir à une heure pareille ? cria-t-il.
Une voix profonde lui répondit :
– Soyez sans crainte, Rabbi. Un Juif a besoin de votre assistance.
La lourde porte tourna sur ses gonds et la lueur jaunâtre de la bougie éclaira la figure à la fois maigre et majestueuse d'un homme de haute taille. Il portait une cape noire sur les épaules et un béret de velours également noir s'avançait sur son visage décharné.
– Voulez-vous, s'il vous plaît, venir avec moi, Rabbi ? dit-il. Ma femme est mourante et a besoin de votre assistance spirituelle.
Rabbi Mena'hem ne connaissait pas l'homme ; c'était, sans doute, un étrange dans la ville. Le rabbin n'avait jamais refusé un appel à l'aide. Sans poser de questions, il se vêtit chaudement et suivit son visiteur dans la rue froide et déserte qui résonnait sous chacun de leurs pas.
– Où logez-vous ? demanda Rabbi Mena'hem à l'étranger qui le conduisit vers le centre de la ville.
– Ma femme et moi sommes à l'Aigle Rouge depuis hier soir, répondit l'homme.
Ils marchèrent en silence à travers les rues tortueuses et étroites et arrivèrent bientôt à la grande place du marché où l'hôtel dressait sa masse imposante.
Ils montèrent. L'étranger ouvrit la porte de son appartement et dit alors à Rabbi Mena'hem qu'il était le comte de Northampton et qu'il emmenait sa femme gravement malade dans le Sud, avec l'espoir qu'elle y recouvrerait la santé, mais que, son état s'étant aggravé, ils avaient été contraints de s'arrêter à Worms.
Le Grand-Rabbin fut d'abord effrayé à l'idée que le noble anglais lui eût demandé d'assister sa femme mourante.
A cette époque, en effet, les Anglais n'étaient pas favorables aux Juifs. Il ne s'était guère passé beaucoup de temps depuis qu'ils avaient détruit ce qui restait de 400 ans de vie Juive en Angleterre. Que pouvait donc lui vouloir ce noble anglais ? Mais il était trop tard pour revenir en arrière ou poser des questions. L'homme en noir conduisit directement Rabbi Mena'hem dans la chambre où sa femme était couchée. De chaque côté du lit une grosse bougie brûlait. Rarement le Rabbin avait-il vu un visage aussi empreint de noblesse que celui de la femme qui gisait là devant lui.
Dès qu'elle entendit leurs pas, elle ouvrit les yeux et dit :
– Richard, mon ami, avez-vous amené le Rabbin ?
– Oui, chère. Dieu était avec moi, répondit l'homme.
D'entendre de si pieuses paroles étonna fort Rabbi Mena'hem. Apercevant ce dernier, la malade lui indiqua une chaise à côté de son lit et l'invita à s'asseoir. Puis, elle commença à lui raconter son histoire. Mais elle avait à peine prononcé quelques mots qu'elle se mit à tousser, tachant de sang son mouchoir de soie. Alors son mari la pria doucement de s'abstenir de cet effort qui l'épuisait et poursuivit lui-même le récit.
– Ma femme est la fille du marchand juif Jacob d'York. Or un jour un enfant chrétien ayant été trouvé mort à Northampton, les Juifs furent accusés du crime. Ce fut le début d'une longue chaîne de persécutions à travers toute l'Angleterre. Beaucoup de Juifs furent tués. Parmi les malheureuses victimes de Londres se trouva le père de ma femme. Sur l'avis du professeur Don Scotus d'Oxford qui avait organisé une campagne pour convertir de force au christianisme tous les enfants Juifs, on s'empara de cette dernière et de tous ses frères et sœurs. Elle n'était âgée que de dix ans. Mais elle avait eu la chance d'être l'enfant préférée de son père. Il l'avait profondément imprégnée de ses propres sentiments de ferveur et de foi qui l'avaient soutenu tout au long d'une vie difficile.
Elle fut gardée dans un couvent et élevée dans la foi chrétienne. Néanmoins elle conserva dans son cœur la croyance de son père et ne renonça jamais à la religion Juive.
Elle n'avait pas encore seize ans quand elle décida de profiter de la moindre occasion pour s'enfuir du couvent et aller s'installer dans un pays où elle pourrait en toute sécurité revenir à sa foi première. L'occasion ne tarda pas à se présenter, elle réussit à quitter le couvent sans être remarquée. Malheureusement, les religieuses s'aperçurent très vite de sa fuite. Elles lancèrent à ses trousses un détachement de la force publique qu'accompagnaient des chiens policiers dans le but de la rattraper et de la ramener au couvent.
Le hasard fit que, traversant la forêt ce jour-là, je la rencontrai épuisée de fatigue et pleine d'épouvante. Quand elle me vit, elle me supplia de la sauver. Sans poser de questions, je l'aidai à monter sur mon cheval et nous partîmes au galop avant que ses poursuivants eussent pu nous apercevoir.
Elle ne retrouva tous ses esprits que bien plus tard, quand elle fut en sécurité dans mon château. Les bonnes intentions que je manifestais à son égard la mirent vite en confiance. Après m'avoir raconté son histoire, elle me pria de ne pas la trahir et de la garder sous mon toit jusqu'à ce qu'elle eût repris des forces pour poursuivre son voyage. Mais il n'était plus question pour moi de la laisser partir. A peine avais-je aperçu son doux visage que ma résolution fut prise d'en faire ma femme.
Toutefois, avant de lui demander sa main, je fis part de mon projet à mon père.
– Mais cette jeune fille n'acceptera jamais d'épouser un homme qui ne soit pas de sa religion, observa-t-il.
– Elle n'aura pas à le faire, répondis-je. Depuis longtemps déjà ma décision est prise de me convertir au Judaïsme.
Passant alors son bras autour de mon cou, mon père me dit sur un ton de confidence :
– Il est grand temps que je te révèle un secret très important : nous sommes des Juifs de naissance : tous, ta mère, moi et toi aussi. Si nous nous faisons passer pour des chrétiens, c'est seulement à cause du danger auquel sont exposés les Juifs dans ce pays. Cette mascarade n'est malheureusement pas près de prendre fin. En tout cas, tu as mon consentement et ma bénédiction.
Vous imaginez combien je fus heureux d'apprendre, et de mon père, que j'étais Juif. Je courus l'annoncer à la jeune fille qui en tressaillit de joie.
Le mariage se fit en secret. Les persécutions en Angleterre avaient atteint leur point culminant ; les Juifs durent s'expatrier, ceux qui restèrent furent massacrés. Quant à nous, nous vécûmes retirés dans notre château, consacrant une grande partie de notre temps à l'étude des Saintes Écritures.
Mais la situation devint à un moment donné si critique que nous n'aspirâmes plus tous les deux qu'à quitter l'Angleterre pour aller vivre dans un pays libre. Entre-temps, ma femme, très éprouvée par la rigueur du climat, tomba gravement malade. J'appelai à son chevet les médecins les plus réputés de Londres, mais ils ne réussirent pas à la guérir. Enfin, il y a de cela plusieurs mois, l'un d'eux me conseilla de l'emmener dans le Sud. C'était là pour nous l'occasion de réaliser le projet que nous mûrissions depuis si longtemps.
Nous décidâmes de partir. Officiellement nous quittions donc Northampton pour nous installer dans le Sud en raison de la maladie de ma femme. En réalité nous avions résolu de disparaître complètement de la scène publique afin de pouvoir vivre librement ailleurs comme Juifs. Mais Dieu en avait, sans doute, décidé autrement. Ma femme ne supporta malheureusement pas le voyage. Le médecin qui vient de la quitter il y a une heure, m'a déclaré qu'elle ne passerait pas la nuit. Ma femme désirerait maintenant que vous récitiez avec elle les dernières prières et que vous lui fassiez la promesse de l'enterrer dans votre cimetière Juif.
Ayant terminé sa triste histoire, l'étranger tomba dans un profond silence. Pendant tout le récit, la belle jeune femme n'avait cessé de tousser et de cracher du sang. Ses yeux, bien que pleins de souffrance, exprimaient son bonheur de se trouver à nouveau parmi des Juifs et de mourir comme une Juive.
Rabbi Mena'hem se demandait s'il pouvait faire la promesse qui lui était demandée, mais la mourante le sollicitait avec une telle ferveur qu'il ne put refuser. Elle était déjà à l'agonie quand il dit avec elle les dernières prières et il fut profondément impressionné par son attitude héroïque qui, face à la mort, triomphait de la souffrance et du chagrin. Rabbi Mena'hem ne la quitta que lorsqu'elle eut rendu le dernier soupir.
Quand, peu de temps après, l'étranger vint prendre congé du Rabbin, il lui laissa des pièces d'or et d'argent. Avec cette somme, Rabbi Mena'hem se chargeait de payer un homme pour dire le Kaddiche à la mémoire de la défunte et d'acheter une veilleuse en argent qui devait brûler toute l'année avec la meilleure huile qu'on pût trouver. Inutile d'ajouter que le Rabbin s'acquitta scrupuleusement de cette tâche.
Un an plus tard, un marchand d'un certain âge, vêtu à la manière des Juifs Hollandais, vint lui rendre visite. Quand il eut retiré son chapeau, ne gardant sur la tête qu'une petite calotte, Rabbi Mena'hem eut un mouvement de surprise. Il venait de reconnaître le noble Anglais dont la femme était morte l'année précédente.
– Cher Rabbi, dit-il, je m'appelle maintenant Abraham ben Abraham. Je suis venu pour tenir ma promesse de vivre ici dans votre communauté. Ainsi je serai tout près de la tombe de ma femme bien aimée jusqu'à ce que Dieu veuille m'appeler dans sa céleste demeure.
Les membres de la Communauté Juive de Worms respectaient et aimaient le riche marchand, mais ils ne surent jamais sa véritable identité, ni pourquoi il était venu vivre parmi eux.

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