Dans "Mentir au travail", un psychologue clinicien décrit comment l'injonction de performance amène les salariés à tromper le client et à se trahir eux-mêmes.
Devoir duper le client tout en le servant : une prescription inédite à l'origine d'une forme de souffrance au travail elle aussi inédite, la souffrance éthique. Dans Mentir au travail (PUF), Duarte Rolo, psychologue clinicien, maître de conférences à l'université Paris-Descartes, a mené une enquête édifiante au cœur des centres d'appels téléphoniques. Il analyse ces nouvelles pratiques de management et d'organisation du travail qui, si on ne les interroge pas, pourraient nous mener tout droit vers un nouveau « Meilleur des mondes ».
Le Point : Qu'est-ce que la souffrance éthique ?
Duarte Rolo : C'est l'expérience de la trahison de soi. Cette souffrance apparaît lorsqu'on est amené à adopter des pratiques de travail avec lesquelles on n'est pas d'accord et qui vont à l'encontre de ses valeurs. On a alors l'impression d'être en porte-à-faux vis-à-vis de soi-même et d'une éthique professionnelle.
La particularité de cette souffrance, c'est que le travailleur est victime de sa propre conduite : il souffre de ce qu'il fait lui-même. La souffrance éthique fonctionne toujours comme un aveu de participation, un aveu de culpabilité, elle apparaît au moment où l'on accepte de faire ce que l'on pense qu'on n'aurait pas dû accepter, même si on y a été poussé par la hiérarchie, l'organisation du travail, la peur du chômage...
C'est cela qui fait que cette souffrance est tellement dévastatrice, on est allé trop loin, on a mis un pied dans la porte, et on est soi-même en train de contribuer à une dégradation de son rapport au travail. Elle peut mener au suicide.
Les centres d'appels téléphoniques semblent être le terreau privilégié de cette souffrance. Pour quelles raisons ?
À l'origine, l'activité des centres d'appels téléphoniques était orientée vers l'assistance au client. Aujourd'hui, elle est de plus en plus centrée sur la vente et le profit. Quand on appelle pour un dépannage ou une réclamation, on se voit proposer un nouvel abonnement, une assurance supplémentaire, un autre téléphone… Situés au départ au bout de la chaîne de l'activité des entreprises, les centres de relations clients sont désormais au cœur de leur action.
La finalité commerciale prime la prise en compte pertinente de la demande du client. Dans le cadre d'une relation de service, où le cœur du métier a affaire avec le souci de l'autre, cette opposition est vécue par certains téléconseillers comme une atteinte à la conscience professionnelle.
Aujourd'hui, les outils informatiques renforcent les pratiques d'évaluation du travail, le couplage téléphone-ordinateur permet d'enregistrer quasi en temps réel une série d'indicateurs. L'acte de travail est précisément mesuré, point par point. Cet usage permanent d'indicateurs conduit à indexer la qualité du travail à la performance commerciale et à individualiser les formes de rémunération du salarié, soumis à des contrats d'objectifs liés à des primes.
Les indicateurs de performance régissent donc l'activité quotidienne et orientent en grande partie la relation avec le client, qui change de nature. Car ces injonctions incessantes à la vente conduisent les agents à faire des entorses aux règles du métier.
Des entorses qui mèneraient à la pratique du mensonge ?
Pour satisfaire les objectifs décidés par l'organisation du travail, les téléopérateurs ne peuvent pas ne pas mentir, la pression des contrats d'objectifs, très forte, les y pousse.
Ils vont donc omettre des informations au client pour faciliter la vente, par exemple qu'un branchement sera payant, forcer le placement de produits ou de services dont ils savent à l'avance qu'ils n'auront aucune utilité pour le client, se faire passer pour le responsable en maquillant leur voix quand un client exige de parler à un supérieur afin d'écourter l'échange téléphonique pour pouvoir prendre un nouvel appel… Mentir devient intégralement partie de la tâche, mais l'ordre reste implicite.
Votre enquête vous a permis de mettre le doigt sur une pratique de management particulière, les challenges, véritables machines à générer la soumission, selon vous. De quoi s'agit-il ?
Les challenges sont des jeux compétitifs entre salariés. Ce sont des défis commerciaux d'une durée limitée où des objectifs de vente sont fixés pour certains produits à placer prioritairement auprès des clients. À chaque objectif réussi, le téléopérateur a droit à une récompense : manger une gaufre, profiter d'un fauteuil à massage, piloter un hélicoptère miniature au-dessus de la tête de ses collègues, tenter sa chance dans des tirs au but dans une cage de football installée au centre du plateau, se déguiser…
Ils sont destinés à créer une ambiance ludique qui aiderait à s'abstraire de la pression des chiffres, alors que, de fait, ces challenges viennent ajouter des objectifs commerciaux. Les challenges sont une façon détournée de renforcer les contraintes de productivité tout en essayant de distraire les salariés de ces mêmes contraintes. S'ils ont une fonction productive très claire, ils génèrent aussi une forme d'allégeance à l'organisation du travail.
Leur caractère burlesque incite à une forme de régression – les salariés parlent d'infantilisation – dont le but est d'arrêter la pensée, d'empêcher que les salariés se posent des questions sur ce qu'ils sont en train de faire, le contenu de leur mission, les moyens utilisés pour arriver à leurs fins.
Là où c'est pernicieux, c'est que les challenges aident les salariés à se défendre de la souffrance éthique tout en générant une forme de soumission majeure, car une fois que l'on est dedans il est difficile de se déprendre de leur logique. Une fois qu'on a accepté d'être ridicule devant ses collègues et qu'on s'est conduit comme un enfant – il n'y a pas d'obligation de participer au challenge –, on est clairement engagé et on sera même très probablement disposé à aller plus loin, à surenchérir, et on se retrouvera de plus en plus empêtré dans cette logique.
Il est alors très difficile de revenir en arrière et d'exercer une pensée critique sur les desseins de l'organisation du travail.
Vous expliquez qu'une des fonctions essentielles des primes et des challenges est d'instrumentaliser la demande de reconnaissance dont a besoin tout être humain.
La reconnaissance joue un rôle fondamental dans la consolidation de l'identité, nous avons tous besoin du jugement d'autrui pour nous assurer de notre valeur. Autrefois, le management se faisait par la peur ; aujourd'hui apparaissent des formes de domination plus modernes, où la reconnaissance joue un rôle central et est marchandisée.
Dans les centres d'appels, la reconnaissance est ainsi indexée aux performances commerciales qui génèrent des primes, la persuasion est préférée à l'intimidation, la reconnaissance est utilisée pour obtenir la soumission et la docilité des salariés. Toute forme de reconnaissance, si elle comporte une promesse de bonheur, renferme aussi un risque de manipulation.
On ne peut s'empêcher de faire une analogie avec la société décrite par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes où la contrainte sans violence physique et la récompense sont les meilleurs moyens d'obtenir la paix sociale.
Quelles sont les conséquences pour notre société de l'usage du mensonge en contexte professionnel ?
Ces formes d'organisation du travail vont à l'encontre de la logique du travail des services. Les clients se rendent compte qu'ils sont trompés, le rapport de confiance qui pouvait exister entre un client et un prestataire de services s'érode petit à petit, quelque part le lien social qui existe entre les uns et les autres se dégrade.
On peut faire l'hypothèse que cette généralisation de la duperie aura des conséquences, au-delà des milieux de travail, sur le vivre en société et les modalités de construction et d'entretien des liens sociaux, puisque les pratiques sociales, au centre desquelles se trouve le travail, transforment les modes de penser et de sentir.
Les managers ont-ils une conscience claire des effets psychiques de ces méthodes d'organisation du travail ?
La question reste à travailler. Il est difficile de croire que ces dispositifs sont conçus sans un minimum de conscience des répercussions qu'ils pourraient avoir.
Mentir au travail de Duarte Rolo, PUF, 142 p., 19 €.
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