Alors que certains ont toutes les peines du monde à accéder à Internet ou à la 4G, d'autres, qu'on appelle les "déconnectés" cherchent par tous les moyens à s’affranchir de la Toile. A chacun ses bonnes raisons.
Les réseaux sociaux ? Je n’ai pas le temps !, s’exclame Célestine. J’ai un boulot à plein temps, trois enfants, j’adore lire, aller au théâtre, écouter de la musique...» Cette journaliste de 42 ans fait partie des très rares Français – à peine 3% – qui ne possèdent pas de téléphone portable. «Je trouve anxiogène d’être joignable tout le temps, surtout quand il y a un souci. Si on veut me parler, je suis au bureau. Ma fille de 13 ans non plus n’a pas de téléphone. Elle doit être la seule de sa classe et elle ne m’en a jamais demandé.
On voudrait que nos enfants soient autonomes et indépendants, mais le mobile est comme un fil à la patte», remarque-t-elle. Même discours de Jean-Christophe, un marchand d’art de 47 ans, qui s’est vu «contraint» de s’équiper d’un mobile depuis six mois. «Mais attention, mes amis n’ont pas mon numéro ! C’est professionnel : il est “ouvert” de 9 heures à 19 heures et après, je ferme boutique. Quand je n’en avais pas, je me souviens avoir eu toutes les peines du monde à joindre ma femme. Où sont passées les cabines téléphoniques ?», s’interroge-t-il, mi-amusé, mi-contrarié. Inutile de dire que vous ne le trouverez pas sur les réseaux sociaux qu’il abhorre.
Célestine et Jean-Christophe, sont, dans leur genre, des déconnectés. Un peu en marge des 20% des Français qui ne s’intéressent pas au numérique. Dans ce chiffre, il faut, selon une étude Havas Media, «La France des déconnectés» (2012), distinguer les «minitélistes», des personnes âgées qui ont raté le virage numérique à la fin des années 1990. Des foyers trop modestes aussi pour avoir accès à Internet. Mais on pourrait y ajouter des gens de tous âges et tous milieux socioprofessionnels qui cherchent à modérer leur usage.
Car, comme l’observe Jocelyn Lachance, un chercheur en socio-anthropologie à l’université de Pau qui a mené une étude sur les déconnectés volontaires, la coupure totale n’existe quasiment pas. «La définition de la déconnexion, c’est de ne pas recevoir d’informations ou de communications. Il y a une assimilation entre la déconnexion et le fait de rester maître de notre injonction à répondre.» Ou comment reprendre le pouvoir sur notre temps...
David, instituteur de 37 ans et syndicaliste, est, lui, parfaitement au fait de la technologie, mais il s’en méfie lorsqu’elle empiète sur sa vie privée. Il appartient à la catégorie des «flippés» qui évitent les réseaux sociaux et ne livrent pas leurs opinions sur la Toile. «Je n’ai aucune envie de montrer ce que je fais, de dire avec qui je dîne ou d’être géolocalisé. Le côté exhibitionniste de Facebook me dérange. Et m’en tenir éloigné me permet de me protéger de moi-même», concède-t-il. Comme lui, ces absents des réseaux sociaux déplorent le fait que les gens ne profitent plus de la «vraie vie». «Avant, on faisait les choses à 100%.
Maintenant, on n’est qu’à moitié là», regrette Peter, un musicien de 53 ans. «Je constate, soupire Célestine, que les gens ne fixent plus de rendez-vous. Tout est flottant. J’ai une amie, chercheur, qui n’a pas de portable non plus. Quand on a rendez-vous, on ne revient pas dessus ! Certains ont des difficultés à être posés, décidés. Si leur téléphone sonne au restaurant, ils répondent. C’est invivable.»
Pour Didier Acier, enseignant chercheur et psychologue à l’université de Nantes, qui traite l’addiction (notamment au numérique), l’expérience de la vraie solitude est de plus en plus rare : «Avec son téléphone, on n’est plus jamais tout seul, on est en lien numérique avec ses SMS, son Facebook. Ce moment où l’on attend, au théâtre ou au cinéma par exemple, où l’on hésite entre deux moments, il faut le combler. C’est difficile, dans notre société où le temps s’accélère, d’être en contact avec soi et de prendre le temps de ressentir ce qui se passe autour.»
Peter, lui, a bien un portable mais n’a jamais ressenti l’envie d’être inscrit sur Facebook. «Nous faire croire que si on n’est pas sur les réseaux sociaux notre vie sociale va en pâtir est une forme de totalitarisme, non pas politique comme le craignait George Orwell, mais industriel.» Il limite aussi son temps de connexion : «Quand je prends un marteau et des clous, je ne me dis pas : “Tiens, si je faisais des trous dans le mur ?” Je fais un trou où je veux, c’est tout. C’est la même chose avec le Web. Je cible ma recherche avant.
L’emploi du numérique peut être formidable dans beaucoup de domaines, par exemple la santé ou la culture, mais au quotidien, est-on à la hauteur de la technologie ? Internet, c’est souvent des jeux, de la pornographie et du people», regrette-t-il. Les cadres de la Silicon Valley, des supergeeks, approuveraient sans doute ce discours en off. S’ils développent au quotidien des applications dont on aura du mal à se passer demain, leurs enfants vont souvent dans des écoles très sélect (telle la fameuse Waldorf School of the Peninsula) où les écrans sont proscrits au profit d’une approche plus sensorielle du monde. Steve Jobs, le saint patron des hyperconnectés, ne laissait pas ses enfants approcher ses iPad. «C’est l’exemple parfait, s’amuse Jocelyn Lachance. Ils sont au fait des dérives de l’hyperconnexion et en font un usage plus tempéré.»
Un peu, beaucoup ou pas du tout : à chacun sa façon de se connecter sans exagérer
Thierry Crouzet , blogueur à succès, et plus récemment l’éditorialiste Guy Birenbaum ont fait les frais de leur hyperconnexion. Chacun a détaillé son burn-out numérique puis la dépression qui a suivi dans un livre (respectivement aux éditions Fayard et Les Arènes). Pour s’en sortir, tous deux sont passés par un sevrage total de plusieurs mois et plaident aujourd’hui, comme des repentis, pour un usage modéré de la high-tech. Leur nouvelle vie s’accompagne de petites astuces :
«J’ai développé de vraies stratégies : je me force à ne plus regarder mon téléphone, je pars sans mes lunettes, comme ça, je vois à peine les textos. Je ne reçois plus aucune notification. Je dois aller chercher les infos», confesse Guy Birenbaum. Ce type de réflexe est assez fréquent, confirme Jocelyn Lachance : «On voit des gens qui résistent et qui s’imposent de petits obstacles. Ils coupent la sonnerie de leur portable, enlèvent le vibreur et laissent l’écran tourné vers la table. Ils l’éteignent à 19 heures.»
A l’opposé de ces déconnectés volontaires, d’autres n’ont pas le choix. Ils habitent en zone blanche, des régions à faible densité de population, où l’installation d’un dispositif haut débit s’avère compliquée et surtout peu rentable pour les opérateurs. C’est le cas en Lozère, en Corrèze et dans l’Aveyron, les trois départements français les moins bien lotis.
Manuel Valls espère, grâce à son plan France très haut débit (plus de 30 mégabits par seconde) un territoire couvert à 100% – contre 42% aujourd’hui – par le très haut débit d’ici 2022. Côté téléphonie mobile, le Premier ministre a promis la disparition des «trous noirs», ces 170 communes qui ne captent aucun signal, d’ici fin 2016, en rappelant les quatre grands opérateurs à leurs obligations.
A Fontaine-Bonneleau, dans l’Oise, comme dans les deux villages voisins, on ne capte rien. «Pour consulter ses messages, on doit sortir de la vallée et monter en haut d’une colline à 800 mètres du village !», explique le maire, Didier Cornet. «Dès qu’ils le peuvent, les jeunes s’exilent. Les touristes, eux, font demi-tour quand ils réalisent qu’il n’y a pas de réseau... Non seulement on paie pour un service qu’on ne peut pas utiliser, mais en plus on est bombardé d’ondes car les portables cherchent en permanence le signal !» Pourtant tout le monde ne souhaite pas la disparition des zones blanches !
Officiellement, 1.000 personnes dites «électro-hypersensibles» souffrent d’une intolérance aux champs électromagnétiques, mais la maladie peine à être reconnue par l’Etat. Elles seraient même beaucoup plus nombreuses, selon Philippe Tribaudeau, président de l’association Une terre pour les EHS , pour qui «la disparition des zones blanches est anticonstitutionnelle. L’Etat se doit de nous accorder un territoire. »
Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, Internet n’est pas près de desserrer son étreinte sur nos existences avec la multiplication des objets connectés. Pourtant, Jocelyn Lachance n’écarte pas l’hypothèse que les générations futures feront des technologies un usage plus tempéré. «J’ai pu vérifier que les adolescents habitués à l’hyperconnexion ajustent plus facilement leur comportement que leurs aînés.»
Après la fracture entre zones rurales et urbaines, on peut imaginer celle, générationnelle, entre des quadras et seniors (dont la moitié ont un smartphone et un tiers une tablette) et des jeunes moins accros... Peut-être entendra-t-on bientôt : «Papy, lâche ta tablette !» ou «Maman, y a pas qu’Instagram dans la vie !»
Ces Applis qui vous ramènenent à la vraie vie
Si certains trouvent leur forfait trop cher, d’autres sont prêts à payer pour qu'on leur rabote. Aux Etats-Unis, pour 10 dollars par mois, l'appli Freedom coupe votre accès à Internet pour une durée déterminée. Anti-social (15 $/ mois) restreint le séjour sur les réseaux sociaux et SelfControl (gratuite) les sites «blacklistés» pendant 24 heures. Grâce à la géolocalisation, Shhhh met votre mobile en pause que vous soyez en voiture, à la maison ou avec un ami (équipé de l’appli) : le droit à l’intimité sans interruption !
Volontaires ou involontaires : la résistance en 4 chiffres
. 1 000 Français souffriraient d'une intolérance aux champs électromagnétiques
. 3% des Français ne possèdent pas de téléphone portable
. 20% des Français ne s'intéressent pas aux innovations numériques
. 170 communes ne sont couvertes par aucun opérateur mobile
Des cures de désintoxication numérique… dans la nature
Aux Etats-Unis, les cures de détox numérique attirent de plus en plus de déconnectés volontaires (photos ci-dessous), qui viennent y soigner leur cyber burn-out. En France, les initiatives se multiplient aussi. Les Célestins, un hôtel-spa de Vichy, offre ainsi aux cadres trop connectés de dominer leur addiction.
Smartphones, tablettes et ordinateurs sont consignés dans le coffre-fort tandis que les clients de ces «digital detox» s’adonnent à la sophrologie et aux bains japonais. Même chose au Château La Gravière, au Westin, place Vendôme à Paris, ou en Suisse, à la Montagne Alternative, un luxueux hôtel installé dans des granges centenaires. «Le problème, note Didier Acier, c’est qu’on se déconnecte du numérique pour le remplacer par plein d’autres activités. Comme si c’était difficile de faire face à l’ennui.»
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