"Le Monde Magazine" : Dans le secret des ateliers Dior !
En entrant dans le saint des saints de la couture française, les ateliers de la maison Dior, nichés dans les étages du 30, avenue Montaigne, à Paris, la seule chose que l'on demande instamment aux visiteurs, c'est de ne pas divulguer l'identité des clientes. Leurs noms sont pourtant joliment brodés sur de petites étiquettes de tissu blanc, cousues sur chacun des mannequins. Ces fameux "Stockman", disséminés dans les ateliers, sont des bustes de tissu réalisés, au millimètre près, aux mesures de chaque commanditaire. Plus ou moins rembourrés de feutre à la taille ou aux hanches selon la nature de chacune. Chose promise, chose due, aucun nom de princesse, d'actrice, de célébrité ni de femme fortunée ne sera dévoilé.
A quelques jours du défilé Dior haute couture printemps-été 2012, attendu le 4 juillet au musée Rodin, une particularité caractérise l'élaboration des collections : elles ont été réalisées sans chef d'orchestre. Après quinze années au cours desquelles Dior a quadruplé son chiffre d'affaires (826 millions d'euros en 2010, hors les parfums) et multiplié par dix le nombre de ses boutiques dans le monde (240 aujourd'hui), le créateur John Galliano a été licencié le 1er mars pour avoir proféré des propos antisémites dans un bar parisien.
Si la dernière décennie a donné le rôle de Roi-Soleil aux créateurs de mode, il a bien fallu faire sans. Aucune interruption, aucun blanc, aucune rupture dans le calendrier, malgré cette absence. L'assistant du directeur de la création, Bill Gayten, a assuré l'intérim avec le studio. Autogestion chez les couturières ? Il n'en est rien, même s'il faut tenir le cap, un moment, sans capitaine. La maison de couture, qui avait maintenu son défilé le 4 mars en l'absence de celui par lequel le scandale était arrivé, avait déjà rendu un vibrant hommage aux petites mains de ses ateliers. Fait unique dans l'histoire de Dior, elles étaient toutes montées sur le podium, de blouse blanche vêtues, pour saluer le public à la fin du défilé. La salle, debout, leur avait adressé une longue ovation. Une reconnaissance.
"Nous prendrons le temps pour remplacer Galliano", avait prévenu fin mars Sidney Toledano, le PDG de Christian Dior Couture. Cette maison, c'est "la" pépite chérie de Bernard Arnault, celle qu'il a découverte et choyée dans la déconfiture de Boussac (le groupe d'industrie textile qu'il avait racheté en 1984 et dont il n'avait conservé que Dior et Le Bon Marché) et dont il s'occupe tout particulièrement parmi les dizaines de marques de luxe de son groupe, LVMH. Preuve de cet attachement, sa fille Delphine en est la directrice générale adjointe depuis mars 2008.
Deux grands ateliers sont baignés de lumière naturelle : celui du flou, où sont réalisées des blouses, des robes ou des jupes en matières légères comme la soie, la mousseline, l'organdi ou le voile ; et l'atelier tailleur, où s'élabore un travail, de construction, d'entoilage, pour des pièces plus structurées comme des manteaux ou des vestes. Depuis le 6 juin, un troisième atelier a été déployé au septième étage, pour gagner un peu de place – un besoin impérieux lié au volume des robes – lors du sprint final d'avant-défilé.
FROISSEMENTS D'ÉTOFFE
Au début de chaque collection, tout est blanc. Comme une feuille vierge. A partir d'un croquis, tout l'atelier s'organise avec la précision d'un orchestre. Christian Dior utilisait d'ailleurs une baguette pour montrer les modifications à apporter à un modèle. De manière implacable, un rôle précis est donc dévolu à chacun. A la tête de chaque atelier règne donc une "première d'atelier" – Florence Chehet pour le flou, Monique Bailly pour le tailleur –, chacune assistée par deux "secondes". La comparaison musicale s'arrête là, puisque l'on ne parle presque pas dans les ateliers. Il y règne un silence quasi monacal, entrecoupé de froissements d'étoffe.
Chez Dior comme chez Chanel, les deux maisons qui emploient à plein temps le plus grand nombre de couturières – une centaine chacune –, le fonctionnement est le même.
Le vêtement est essayé, positionné, calé d'abord en toile blanche avant que le tissu ne soit coupé. Suivent un mystérieux langage d'épingles, une mise sur cadre des calques des broderies, leur lente confection réalisée chez les artisans parisiens les plus chevronnés – François Lesage, Jean-Guy Vermont, Lanel… "Tout est fait à Paris, il serait inenvisageable de faire faire une seule broderie en Inde", affirme Catherine Rivière, directrice des activités mode et prestige de Christian Dior Couture. Les teintures réalisées à la main permettent de choisir la couleur voulue. Les milliers de petits points, les perles qui cachent les coutures, les essayages prennent un temps fou… Il faut parfois jusqu'à 400 ou 500 heures de travail pour terminer une robe brodée. C'est là même, dans ces ateliers, que l'on trouve la quintessence du savoir-faire. Pour Sidney Toledano, c'est "le cœur [de la maison] qui bat et que l'on ne voit pas".
A la veille de la présentation des collections, c'est toujours l'urgence, l'effervescence, l'électricité, les retouches finales et l'énervement classiques. La direction de Dior a adopté une modulation du temps de travail sur l'année : en période de pré-défilé, 35 heures par semaine ne suffiraient jamais pour terminer à temps. Même si deux ou trois ouvrières travaillent de conserve au même modèle.
En général, Dior emploie trois ou quatre apprenties dans ses ateliers. "Si l'une d'elles a le feu sacré, elle peut parfois être intégrée, mais c'est un métier difficile", prévient Catherine Rivière. Aujourd'hui, les petites mains ne font plus carrière dans la même maison, elles bougent, les meilleures sont repérées et la concurrence joue à plein.
Selon Sylvie Zawadzki, déléguée générale de la Fédération française de la couture, on ne compte plus guère que 200 couturières ou "premières mains qualifiées" dans les ateliers parisiens. En 1954, du temps où le prêt-à-porter n'était pas encore inventé, Christian Dior faisait fonctionner 28 ateliers répartis dans cinq immeubles. En 1990, il ne restait plus que 928 petites mains dans l'Hexagone. Des sociétés d'intérim peuvent encore fournir du personnel supplémentaire avant les collections, dans cette profession à 80 % féminine et 100 % parisienne. "Il n'est pas facile de trouver des premières mains qualifiées", poursuit Sylvie Zawadzki, en assurant qu'il faut compter au moins quatre ans après un CAP pour former une professionnelle. La grille des salaires minimaux s'échelonne pour les débutantes de 18 400 à 22 200 euros par an et jusqu'à 35 000 euros par an pour les plus qualifiées.
ONZE ÉLUS
Contre toute attente, la haute couture parisienne a bel et bien été créée par… un Anglais. C'est Charles Worth qui a fondé en 1858 la première véritable maison de couture, rue de la Paix. Exquis bibelot forcément déficitaire ? Microcosme dynamique sauvegardant des dizaines d'emplois dans des métiers qui seraient condamnés, comme la broderie ou le plissage ? Usine à rêve permettant aux géants du luxe de vendre des parfums et des sacs à main ? La haute couture, c'est un peu tout cela.
Aujourd'hui, seules les maisons qui réalisent des modèles uniques, faits main, et figurent sur la liste annuelle paraphée par un arrêté du ministre de l'industrie, peuvent s'en prévaloir. Les conditions d'accès à ce club se sont assouplies, mais il faut au moins 20 salariés, 25 passages par collection et avoir figuré au moins quatre ans sur le calendrier officiel des collections haute couture. Si bien qu'aujourd'hui 11 élus (contre 106 en 1946) répondent stricto sensu à ces critères : Adeline André, Anne-Valérie Hash, Chanel, Christian Dior, Christophe Josse, Franck Sorbier, Givenchy, Gustavo Lins, Jean Paul Gaultier, Maurizio Galante et Stéphane Rolland.
Fait rare, tous les modèles de la dernière collection Dior ont été commandés. "Il existe dans le monde environ 200 clientes de haute couture", explique Catherine Rivière. Qui sont-elles ? Des Occidentales fidèles parfois depuis trois générations – du temps où Yves Saint Laurent était, à 21 ans, chez Dior, le plus jeune couturier du monde et présentait, en 1957, sa collection trapèze. Des familles fortunées des émirats qui viennent, cousines après cousines, chercher une robe de rêve pour un mariage. Ce sont encore de discrètes élégantes américaines, plus héritières que business women, très impliquées dans les œuvres caritatives. Elles accompagnent leur mari à l'autre bout de la planète, donnent des rendez-vous deux mois à l'avance et sont d'une ponctualité tout helvétique, arrivant à la minute près pour leur essayage. La maison compte sans doute aussi des enfants gâtées, capricieuses et mal élevées, mais n'en parle guère.
200 CLIENTES
De plus en plus, la maison Dior se déplace dans le monde entier pour faire essayer les robes ou présenter des collections. Six fois par an aux Etats-Unis par exemple. La haute couture suit l'évolution géopolitique de la richesse de la planète. Après les familles régnantes des émirats arabes, la demande est venue des Russes. A la tête des immenses fortunes récemment bâties par leurs maris, elles sont les plus pressées et pourraient demander qu'on leur confectionne une tenue en quinze jours. "A moins d'être Merlin l'Enchanteur, il faut attendre trois mois", tempère Catherine Rivière.
Vêtir les grandes de ce monde à prix fort – le prix d'une robe dépasse fréquemment les 100 000 euros –, c'est aussi conseiller, éviter de vendre la même tenue à deux belles qui pourraient un jour se croiser. "Nous sommes tout en haut de la pyramide du luxe, reprend la directrice mode et prestige. Le service doit être parfait, selon les désirs des clientes."
De façon bien plus prosaïque, l'une des difficultés techniques les plus complexes tient au fait que le modèle ne doit pas varier pendant trois mois, le temps de l'élaboration de son vêtement. Si jamais la cliente prend trois kilos ou les perd – ce qui est plus rare –, la maison de couture en sera obligatoirement responsable et devra reprendre coutures et broderies. Heurs et malheurs de la fortune.
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