L’inauguration du musée émirati, ce mercredi, marque l’aboutissement d’un projet de plus de dix ans. En achetant la «marque» française et des centaines d’œuvres d’art, la jeune nation espère briller sur le plan international...
Rouleaux de tapis rouge et cartons d’orchidées blanches étaient livrés mardi aux différentes entrées du Louvre Abou Dhabi. Derniers préparatifs pour l’inauguration du musée, ce mercredi soir, par Emmanuel et Brigitte Macron, au côté du prince héritier des Emirats arabes unis. Les ultimes éléments de décor pour la réception ne sont pas les seuls qui manquent à la finition du chantier. Des dizaines d’ouvriers asiatiques s’activent sous le soleil pour déballer et arroser les plants de petits palmiers à l’extérieur ou dissimuler certaines parties encore inachevées à l’intérieur. Le projet lancé il y a plus de dix ans continue d’accuser quelques retards, mais on est bien arrivé à ce «moment monumental», comme le qualifie Mohamed Khalifa al-Mubarak. Le président du département de la culture et du tourisme d’Abou Dhabi présente le nouveau lieu devant la presse comme «un cadeau des Emirats arabes unis au monde entier». Comme lui, les autres responsables émiratis ou français, constructeurs, diplomates ou administrateurs qui se congratulent de cet aboutissement se refusent à parler de «musée», sauf pour souligner son «ambition universelle» ou son «message de civilisation». Avec son Louvre, le plus riche des émirats pétroliers du Golfe prétend offrir la culture et les arts bien plus qu’à sa région. «Voir l’humanité sous un nouveau jour», clament les banderoles qui mènent à l’île de Saadiyat. Ce qui n’était que plages de sable désertiques il y a quelques années doit devenir un village dédié à la création mondiale. L’ouvrage français est le premier à y voir le jour, tandis que les chantiers d’autres grands musées mondiaux sont toujours ensablés (lire ci-contre).
Ombre et lumière
Bien plus qu’un musée, comme le répètent en effet ses promoteurs, le Louvre Abou Dhabi est surtout la dernière œuvre magistrale de Jean Nouvel. Particulièrement prisé dans la région depuis qu’il a construit l’Institut du monde arabe à Paris, il y a trente ans, «l’architecte contextuel» (comme il se présente) doit expliquer le symbolisme de son inspiration, qu’on ne devine pas nécessairement à première vue.
Debout au milieu de gros cubes blancs, le colosse chauve parle dans un flot ininterrompu de chacune des dimensions techniques, esthétiques, culturelles et philosophiques de son travail. «Parce qu’un bâtiment doit avoir des racines», il a conçu le Louvre Abou Dhabi comme une médina, avec ses blocs blancs séparés par «des rues étroites», qui ne le sont d’ailleurs pas tant que ça. Très loin de Tunis ou de Fès, villes peu connues sur les bords du Golfe et différentes des vieilles cités du Moyen-Orient, l’architecte dit avoir «simulé une ville qui existe depuis un certain temps». Ses explications les plus inspirées concernent la pièce maîtresse de cette construction : la coupole métallique de 180 mètres de diamètre qui coiffe l’ensemble. La structure cachée sous le dôme est faite de plusieurs couches de «matière tissée perforée» en forme de moucharabiehs, qui «permet le passage de la lumière de façon aléatoire et changeant de couleur tout au long de la journée, selon le soleil, le grand projecteur». Le jeu d’ombre et de lumière est censé rappeler les souks. «Cela me ramène à mon enfance dans l’oasis d’Al-Aïn, quand les rayons du soleil passaient à travers les palmiers», dit plutôt le fils du pays Mohamed Khalifa al-Mubarak.
Dans cette architecture colossale, trouver l’entrée de l’espace d’exposition n’est pas évident, y compris pour une nouvelle employée américaine du musée perdue dans la «médina». Les galeries intérieures où se trouvent les 600 œuvres louées par le Louvre et douze autres musées français ou acquises parmi les nouvelles collections par Abou Dhabi, ne comptent pas pour plus d’un cinquième de l’espace total du bâtiment. Mais pour conforter le «récit universel» voulu par ses concepteurs, les «origines de la civilisation» ont été reprises dans une œuvre originale, spécialement pour le Louvre des Emirats. Sur les deux faces d’un mur blanc érigé sur l’eau au milieu du musée, l’artiste américaine Jenny Holzer a transformé en reliefs de pierre des trésors littéraires anciens. Un texte poétique qui raconte un mythe de la création, imaginé par les Mésopotamiens il y a près de quatre mille ans. D’un côté en sumérien et de l’autre en akkadien, il date de la naissance de l’écriture en Mésopotamie. Mise au jour sur le site de l’ancienne ville d’Assur en Irak, la tablette reproduite est aujourd’hui conservée au musée de Berlin.
«Effet waouh»
«Ils cherchent à capturer toute l’histoire dans un seul bâtiment à Abou Dhabi», explique Theodore Karasik, consultant en géostratégie au Gulf State Analytics, un centre d’étude basé à Washington. L’expert, qui a travaillé plusieurs années dans la région, évoque «une volonté de l’émirat de devenir le centre culturel de tout le monde arabe, voire au-delà». Point de passage entre l’Europe et l’Asie, les Emirats arabes unis ont entamé il y a quelque temps la diversification de leur économie de l’après-pétrole et veulent s’ouvrir de plus en plus au tourisme des deux côtés. La présence de millions de travailleurs asiatiques à Abou Dhabi et dans les autres pays du Golfe peut contribuer à cette ambition. Un livreur sri-lankais qui portait des cartons de bouteilles d’eau en se frayant un passage parmi les premiers visiteurs du Louvre confirmait qu’il était «impatient de pouvoir venir en visiteur sur les lieux, avec ses amis, à la première occasion». Pour Karasik, «une gigantesque transformation est à l’œuvre dans les Emirats, une jeune nation qui s’est développée à une allure vertigineuse». En complément de leurs ambitions politiques, diplomatiques et militaires de plus en plus affirmées, «investir dans les musées est à la fois rentable et satisfaisant pour leur image», affirme le chercheur, en rappelant combien ces Emirats sont à la recherche de «l’effet waouh».
Epater le monde par des réalisations pharaoniques a été la spécialité de Dubaï avec ses plus hautes tours du monde et ses îles en forme de palmiers gagnées sur la mer. Face au petit frère postmoderne, fêtard jusqu’à la débauche, Abou Dhabi, l’aîné, qui abrite les plus grandes ressources pétrolières et gazières, cherche à briller par des ambitions civilisatrices plus grandes. L’affirmation de son rôle d’acheteur et de promoteur de culture se traduit par une véritable boulimie d’acquisition des œuvres d’art. A la recherche des créations de tous les pays, de toutes époques et origines, le pays veut aussi compenser un passé qu’il n’a pas.«Ils veulent capturer l’essence des autres sociétés parce qu’ils viennent du désert et sont en quête d’histoire», confirme Theodore Karasik. «Une nation qui n’a pas de passé ne peut avoir ni présent ni avenir», clame d’ailleurs un slogan en arabe et en anglais à l’accueil de l’aéroport d’Abou Dhabi.
Jet privé
Loin de reconnaître la pauvreté de son héritage, le pays, né en 1971 après le départ des troupes britanniques, est aussi obsédé par la «valorisation du patrimoine». Les anciens pêcheurs ont investi substantiellement dans des chantiers navals pour construire des boutres en bois qui ne font pas illusion sur leur nouveauté. L’entretien des traditions du patrimoine animalier amène à un traitement de luxe pour les chevaux, faucons et gazelles du désert qui ont leurs hôpitaux ultramodernes et voyagent en jet privé. La reconstitution d’un village d’oasis, avec ses huttes en terre rouge, ses pots de café bédouins, ses filets de pêche et ses peaux de chèvres, présentés dans le «Heritage Club», prête à sourire.
A défaut de pouvoir contribuer à la culture mondiale par ses seules ressources locales, Abou Dhabi a les moyens de s’offrir un «musée universel». La ville vient de «trouver sa place à côté de Paris, Saint-Pétersbourg, Londres ou New York», flatte le président du Louvre français, Jean-Luc Martinez, devant les premiers visiteurs. «Abou Dhabi a besoin du monde et le monde a besoin d’Abou Dhabi», renchérit, reconnaissant, Jean-François Charnier, le directeur de l’agence France-Muséums qui réunit les partenaires de l’opération. Les institutions françaises sont en effet les premières bénéficiaires de cette mégalomanie culturelle.
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