Son dernier livre, L'Impossible Paix en Méditerranée, prend la forme d'un dialogue entre deux rives avec Boris Cyrulnik. A huit cents kilomètres de distance, l'écrivain algérien et le psychiatre s'interrogent sur les racines des guerres en Méditerranée et sur le devenir de la région.
LE FIGARO. - Dans votre nouveau livre, un dialogue avec Boris Cyrulnik animé par José Lenzini, vous alertez sur les périls qui pèsent sur la Méditerranée. En quoi est-ce «une zone de haute sismicité»?
Boualem SANSAL. - Il y a déjà ça, la terre tremble beaucoup en Méditerranée. A ce propos, on vient de découvrir que la subduction dans la région est en train de s'inverser: la plaque africaine va passer par-dessus la plaque européenne. Ce renversement va être cause de soubresauts titanesques. Il n'y a pas moyen d'éviter cela. Restons sur les menaces humaines. Elles sont nombreuses et toutes les mèches sont allumées: la pollution tellurique de la mer, les grands trafics (drogues, armes), la migration vers l'Europe versus la sanctuarisation quasi militarisée de l'Europe, l'instabilité chronique des pays du Sud, tout cela additionné menace gravement notre existence.
«Le printemps arabe, dont on avait espéré qu'il mettrait les pays arabes sur la voie du progrès, a produit l'inverse. Il a libéré chez eux et dans les pays européens où vivent des communautés musulmanes importantes un phénomène de subduction ancien»
Le printemps arabe, dont on avait espéré qu'il mettrait les pays arabes sur la voie du progrès, a produit l'inverse. Il a libéré chez eux et dans les pays européens où vivent des communautés musulmanes importantes un phénomène de subduction ancien qui était jusque-là contraint par la laïcité au nord et par la dictature au sud. C'est l'éveil de l'islam qui, très vite, a balayé tous les projets de société concurrents: le panarabisme, le socialisme, le libéralisme, la démocratie, le partenariat nord-sud.
L'islam a repris sa place première dans ses terres et entend l'imposer au reste du monde. Cette renaissance, voulue moderne par certains printaniers, a été totalement accaparée par les islamistes qui la voulaient conforme à la charia et imposée par des moyens halal: la salafiya, le djihad, le terrorisme de masse, la takiya, le harcèlement, le coup d'Etat. La sismicité ne cesse plus de croître, les dégâts et les morts seront à l'avenant. En l'état, les sociétés modernes peuvent résister à de grands désordres sur un temps limité mais, sur la durée, elles s'épuisent et finissent par se déliter. C'est ce qui arrive.
Depuis toujours, la Méditerranée semble être un espace de conflits…
«Personne ne semble réellement engagé à sortir l'islam de son propre piège, son absolutisme inhumain, autour duquel les islamistes montent une garde farouche»
Le conflit est l'Histoire et l'ADN de la Méditerranée. Ici sont nés des empires que d'autres empires ont fait disparaître sans merci ; ici sont nées les trois religions monothéistes, ayant toutes trois vocation à l'hégémonie sur leurs terres et, sauf pour le judaïsme, au prosélytisme au-delà. C'est de là que sont parties les grandes conquêtes du monde, et elles furent violentes, vers l'Amérique, l'Afrique, l'Asie. La Méditerranée a une longue expérience du conflit, de la conquête, de l'exclusive. Quel pays méditerranéen n'est pas aujourd'hui dans le conflit, la division ou la guerre?
À ce jour, nous n'avons pas réussi à créer un système efficace de prévention et de règlement des crises, une sorte d'ONU méditerranéenne. L'absence de démocratie dans les pays du Sud est une explication, la dictature sème la haine ; le capitalisme au nord en est une autre, il sème la pauvreté et l'injustice. L'islam, par son rejet ontologique de l'autre (s'il ne peut le convertir) et la condamnation de la liberté de conscience pour les siens, crée une situation de jeu fermé qui ne peut se résoudre que par la communautarisation et, au bout, la confrontation. Or, personne ne semble réellement engagé à sortir l'islam de son propre piège, son absolutisme inhumain, autour duquel les islamistes montent une garde farouche.
Quelles sont les racines de cette guerre perpétuelle?
Je crois que la taille de la Méditerranée y est pour quelque chose. C'est une mer intercontinentale, elle appartient à trois univers foncièrement différents (Europe, Afrique, Asie) mais elle est trop petite, surpeuplée, composée de peuples nombreux (on les comptait par milliers au temps des Romains). Elle ne pouvait leur offrir assez de ressources pour vivre, se multiplier et prospérer à leur rythme. Il fallait prendre sur le voisin, ce qui a fait de la natalité une sorte de course aux armements, une arme de destruction massive. Le président algérien Boumédiène l'a bien résumé: «C'est par le ventre de nos femmes que nous vaincrons l'Occident.» Plus tard, Arafat et récemment Erdogan reprirent à leur compte cette courageuse et virile formule.
A cela s'ajoute le poids de la religion. En Méditerranée, elle a toujours été omniprésente, omnipotente. L'islam renaissant apporte aujourd'hui ses mille et une spécificités, notamment la célérité dans l'exécution.
La troisième est l'importance de la Méditerranée dans les échanges commerciaux et la sécurité des riverains. Qui tient la Méditerranée domine le monde qu'elle dessert. L'Empire ottoman l'avait bien compris en son temps. Pour la seule prise d'Alger, bastion de ses raïs, il a fallu pas moins de six expéditions navales (américaine, anglaise, allemande, et deux françaises) sur plusieurs siècles pour libérer et sécuriser la navigation en Méditerranée.
«L'expérience de mon pays m'a appris qu'il vaut mieux que son ennemi reste vivant ; affaibli mais vivant (...) La guerre est aussi un ciment»
La question de la colonisation hante-t-elle encore la région?
La colonisation est à considérer sous cet angle propre à la Méditerranée: celui de l'occupation de terres appartenant à une religion monothéiste par un pays d'une autre religion monothéiste. Tant que l'occupant respecte les coutumes de l'autochtone et lui permet la libre pratique de sa religion (c'était par exemple la politique de Rome), la colonisation est vue sous son aspect militaire et combattue comme telle. Cette colonisation ne hante pas les esprits: dès que l'indépendance est acquise elle est reléguée dans l'histoire nationale. Mais, quand l'occupant limite ou interdit à l'autochtone le libre exercice de sa religion, alors la guerre se transforme en guerre sainte.
Les croisades ont commencé de cette façon, lorsque les Turcs seldjoukides qui venaient d'enlever la Palestine aux Arabes décidèrent d'interdire aux chrétiens le pèlerinage en terre sainte, jusque-là libre et profitable à tous. Les croisades durèrent des siècles et mobilisèrent la fine fleur de l'Europe. De telles guerres ne s'oublient pas, elles entrent dans le sacré et la mémoire longue. En Algérie, la colonisation est vue comme une guerre faite à l'islam et à la oumma ou comme une guerre faite à un peuple, selon l'intérêt du moment: complaire aux religieux ou flatter le peuple-héros. Le pouvoir en parle rarement pour ce qu'elle est, une guerre d'indépendance, une guerre de libération. Ces deux mots, indépendance et libération, ne sont pas politiquement corrects ni religieusement halal.
Vous insistez sur la maladie du ressentiment qui minerait la région…
La culture du ressentiment fait partie de l'identité méditerranéenne. On apprend très tôt à reconnaître son ennemi et les différentes façons de le traiter. Cela fait partie du dressage national. Le ressentiment est un fonds de commerce payant, un programme politique porteur. Le monde arabo-musulman est profondément marqué par cette maladie. Le spectre du ressentiment est très large, il dépasse le cadre politique pour s'enraciner partout.
La destruction imminente de Daech n'est-elle pas un premier pas vers la paix?
«Anéantir Daech n'est un vrai succès que si aussitôt on entreprend de casser le processus planétaire de l'islamisation, menée en douce et en toute bonne légitimité par plusieurs pays musulmans mais pas seulement»
L'expérience de mon pays m'a appris qu'il vaut mieux que son ennemi reste vivant ; affaibli mais vivant. Quand les premiers djihadistes algériens (l'AIS, Armée islamique du salut, bras armé du Front islamique du salut) ont été défaits, leur ont succédé les GIA (groupes armés islamiques) de sinistre mémoire, qui ont porté la terreur et la cruauté à des sommets inégalés et, quand eux-mêmes ont été détruits, on a découvert que le vide était pire que tout, en peu de temps le pays a éclaté en mille morceaux sous l'effet de forces qui paraissaient insignifiantes.
La guerre est aussi un ciment. On a découvert que ceux dont on ne parlait jamais et que personne ne craignait, les islamistes que j'appelle les Silencieux, cousins des Modérés qui sont propres sur eux, avaient, à l'ombre de la guerre, développé un vrai pouvoir sur la société. Ils ont semé la graine du salafisme et formé des réseaux en tous genres. Le pouvoir, qui avait prématurément désarmé, se croyant vainqueur, a été obligé de composer avec eux, car aucun pouvoir au monde ne peut indéfiniment faire la guerre ou refaire la guerre qu'il vient de clore.
Avec Daech anéanti, nous serons tellement heureux d'en avoir fini avec lui et ses folies qu'on sera tout gentils avec les Silencieux et les Modérés. On leur cédera sur tout. Mais assez vite on regrettera Daech, avec lui les choses étaient si simples. Anéantir Daech n'est un vrai succès que si aussitôt on entreprend de casser le processus planétaire de l'islamisation, menée en douce et en toute bonne légitimité par plusieurs pays musulmans mais pas seulement, le monde occidental qui émarge au politiquement correct est un contributeur très utile.
La politique d'Erdogan en Turquie vous inquiète-t-elle particulièrement?
Erdogan est dans une démarche très construite. Longtemps, il a courtisé l'Europe pour consolider son régime et acquérir la puissance économique et technologique nécessaire pour soutenir sa politique de leadership dans le monde musulman. Aujourd'hui, il concentre tout le pouvoir entre ses mains, il a cassé l'armée, muselé les intellectuels, soumis les oligarques. Il ne lui reste qu'à se proclamer calife (il s'est déjà construit le palais des mille et une nuits qui va avec la fonction). Il est convaincu que la plupart des musulmans le reconnaîtront car ils veulent un vrai calife, comme l'exige la sunna, pas des fous comme al-Baghdadi ou des incapables corrompus comme la plupart des dirigeants arabes.
Erdogan a un concurrent en la personne du roi d'Arabie, gardien des lieux saints de l'islam. Mais celui-ci pâtit de sa liaison avec le Grand Satan, et son islam a une assise étroite, il ne recrute que chez les salafistes.
«Les islamistes sont convaincus que l'épisode Europe tire à sa fin. Le problème pour eux est que les musulmans radicalisés en Europe ne sont pas assez nombreux pour la phase finale, la prise de pouvoir»
Selon vous, l'Europe est-elle menacée?
Les islamistes sont convaincus que l'épisode Europe tire à sa fin. Elle est arrivée au bout de sa résistance, elle n'osera jamais aller plus loin que la défensive politiquement correcte. Le problème pour eux est que les musulmans radicalisés en Europe ne sont pas assez nombreux pour la phase finale, la prise de pouvoir. Il leur faut mobiliser dans les pays musulmans, créer une dynamique unitaire, amplifier et accélérer la venue de jeunes migrants, convertir et radicaliser les nationaux, se donner des chefs charismatiques. Encore beaucoup de travail, mais ils sont patients. En attendant, ils continuent leur travail de sape et de harcèlement. L'Europe et les pays arabes sont pour une fois dans le même bateau: ils gagneront ou perdront ensemble.
La France comme l'Algérie sont-elles au carrefour du changement de civilisation qui se joue?
La France, certainement. Elle a un rôle central dans l'avènement du nouveau monde voulu par les islamistes. L'Algérie ne compte pas dans ce jeu. Un temps, les islamistes ont cru que les pays sans réelle consistance comme l'Algérie, la Libye, la Syrie, l'Irak, le Liban, l'Afghanistan, le Yémen, seraient une bonne base de départ. Ils ont évolué, ils cherchent maintenant à s'appuyer sur des pays solides, organisés, ayant une longue tradition de gouvernement s'appuyant sur la religion et la tradition. Au Maghreb c'est le Maroc, royaume millénaire, qui est visé. Au Machrek c'est l'Egypte et, plus loin, l'Iran (avec cet inconvénient qu'il est chiite, mais l'unification de l'islam est aussi un objectif stratégique). En Europe, c'est la France, riche d'une communauté musulmane de plusieurs millions de personnes.
Que vous inspire l'attentat de Marseille qui a coûté la vie à deux jeunes filles?
«Depuis toujours, existe chez les islamistes un discours qui place la femme, ou plutôt la jeune fille, et l'enfant en bas âge, en tête des victimes les plus rentables»
Je ne sais pas si l'attentat de Marseille est islamiste, mais le fait que l'assassin s'en soit pris à deux jeunes filles révèle un état d'esprit qui est bien celui des islamistes. Depuis toujours, en fait, existe un discours chez eux qui place la femme, ou plutôt la jeune fille, et l'enfant en bas âge, en tête des victimes les plus «rentables», la jeune fille étant vue comme une génitrice d'infidèles et l'enfant comme de la graine d'infidèles. Mais Mauranne et Laura ne sont pas seulement tombées sous les coups d'un islamiste ou d'un fou. Elles sont aussi victimes du laxisme et de l'incompétence qui ont fait que le tueur, dont la place était en prison, était libre.
Vous évoquez à plusieurs reprises la figure d'Albert Camus…
Dans l'épreuve, au moment où il faut prendre des décisions cruciales, il est bon de questionner des hommes réputés avoir connu de telles épreuves. Camus a connu la Seconde Guerre mondiale et la guerre d'Algérie avec leurs infamies et leurs déchirements. Il connaissait le combat contre le fascisme et l'aventurisme révolutionnaire. De son vivant, il n'a pas été écouté quand il appelait à l'intelligence, à la raison, à la lucidité, au réalisme. Les esprits étaient trop excités pour entendre ce qui semblait aux uns être un langage de traître et aux autres celui d'un doux rêveur.
C'est seulement en 2013, à l'occasion du centenaire de sa naissance, que le philosophe Camus commence à retenir l'attention. Le terrorisme islamiste s'installait en France et en Europe, on découvrait sans le dire que l'islamisme est un nouveau fascisme tout à fait capable de nous mener à la troisième guerre mondiale avec, cette fois, pour moteur idéologique les religions. Il faut vite relire Camus.
Le journal: Le Figaro
Si avec toutes ses explications plausibles ,les Français restent cons et ne bouge par leur cul ,ils comprendront trop tard quand ils se feront massacrés ,qu 'ils ont étés lâchent aveugles et sourd
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