L'économiste Stéphane Carcillo dénonce les conclusions du rapport de l'Igas selon lequel le passage aux 35 heures a été inefficace en matière d'emplois.
Professeur affilié au département d'économie de Sciences Po, Stéphane Carcillo, spécialiste des réformes du marché du travail, dénonce les conclusions du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la réduction du temps de travail.
Le Point.fr : Le passage aux 35 heures a-t-il créé 350 000 emplois entre 1998 et 2002, comme le réaffirme le rapport de l'Igas, sur la base de l'étude de référence de la Dares, la direction études et statistiques du ministère du Travail, en 2004 ?
Stéphane Carcillo : C'est un chiffre qui repose sur de premières études datées. Surtout, elles n'ont jamais été publiées dans les revues académiques de niveau international. Et ce, pour une bonne raison : elles comparent des entreprises qui sont volontairement passées aux 35 heures, comme les y incitait la loi Aubry I, à celles qui sont d'abord restées aux 39 heures.
Cette comparaison souffre d'un effet énorme de sélection. Celles qui ont choisi de passer aux 35 heures étaient sans doute les plus productives et en phase de créations d'emploi. En plus, elles ont bénéficié d'incitations financières via des baisses de charges sociales importantes sur les bas salaires. Du coup, personne ne peut attribuer les éventuelles créations d'emploi à la baisse du temps de travail ou aux baisses de charges. Tout est mélangé.
Le rapport de l'Igas souligne justement que les lois Aubry se sont accompagnées de baisses de charges employeurs pour compenser l'effet négatif de la hausse du coût du travail et que les deux mesures sont indissociables…
Le problème, c'est qu'il faut financer les baisses de charges. Sur 20 milliards d'allègements généraux de charges, 11 ou 12 milliards sont liés à la baisse du temps de travail. Cela nécessite des impôts en plus ! Comme il n'y a pas eu de créations d'emploi liées aux 35 heures, ces baisses de charges n'ont pas été automatiquement financées comme l'affirment les auteurs.
Vous contestez donc les affirmations des auteurs de ce rapport qui soutiennent que ce chiffre de 350 000 créations d'emploi n'est aujourd'hui « plus tellement remis en question » ?
Parfaitement. Tous les économistes ne sont pas absolument d'accord avec ces travaux, dont les faiblesses méthodologiques sont connues. Je le répète : ils n'ont jamais été publiés dans des revues de standard international avec le processus d'évaluation par les pairs qui va avec.
Quelle est votre propre évaluation des effets des 35 heures sur l'emploi ?
C'est très difficile à dire. Il n'y a probablement pas eu d'effet sur l'emploi des RTT, au vu des études parues dans des publications à comités de lecture internationaux. C'est ce que conclut le seul travail jugé crédible sur les 35 heures, celui de Matthieu Chemin et d'Étienne Wasmer, qui compare l'emploi en Alsace-Moselle, département qui a moins réduit son temps de travail car il bénéficiait de deux jours fériés supplémentaires, aux départements limitrophes.
D'autres travaux qui se sont penchés sur des baisses du temps de travail en Allemagne, au Québec, ou même en France, quand cette dernière est passée de 40 à 39 heures, disent la même chose. Tous ces papiers font autorité, car ils ont été publiés dans les meilleures revues au monde, ce qui veut dire qu'ils ont été passés au crible avant de paraître.
Les auteurs du rapport de l'Igas critiquent pourtant les « hypothèses fragiles » des études que vous citez…
Ils sont extraordinaires. Ils ne sont pas chercheurs, mais se permettent de se substituer au processus de contrôle par les pairs ! J'ai été extrêmement surpris quand j'ai lu ça. Toutes les objections qu'ils soulèvent ont évidemment été vues par les chercheurs qui ont évalué et critiqué les papiers avant de les publier. Toutes les publications dont on parle sont bien plus exigeantes que les revues françaises où sont parues les premières études en 2004 ! Le niveau de qualité exigé est sans comparaison.
Cela vous pose-t-il un problème que des fonctionnaires – qui ne sont pas économistes – se prononcent sur ce genre de politique publique ?
Non, c'est tout à fait normal. Ce qui pose problème, c'est que les auteurs, qui ne sont pas des chercheurs, tentent d'évaluer les qualités respectives des papiers comme s'ils étaient plus qualifiés que les spécialistes qui les ont scrutés.
Est-ce que les auteurs ont cédé à un biais idéologique pour démontrer à tout prix l'efficacité des 35 heures ?
On peut effectivement se poser la question. Tous les papiers anciens et méthodologiquement faibles qui trouvent un effet positif sont mis en avant. Les autres, les plus convaincants, sont systématiquement critiqués. Leur constat devrait être, a minima, beaucoup plus balancé.
Pourquoi le partage du travail ne permet-il pas, selon vous, de créer des emplois ?
Le temps de travail baisse spontanément au fil des décennies sans qu'on ait besoin de passer par la loi ! Certains ont voulu légiférer pour imposer le même standard à toutes les entreprises. Mais cela ne veut pas dire que c'est une politique de l'emploi et de lutte contre le chômage. La réduction du temps de travail ne crée pas d'emplois. C'est une politique sociétale qui, au mieux, n'a pas d'effets négatifs. La raison est simple : la baisse du temps de travail ne s'accompagne presque jamais d'une baisse correspondante de rémunération. Personne n'est prêt à l'imposer. Ni les politiques, ni les entreprises.
Résultat, le salaire horaire et le coût du travail augmentent, ce qui est mauvais pour l'emploi, à moins qu'il y ait des gains de productivité et des aides financières pour compenser totalement cette hausse. Si c'était le cas, les employeurs embaucheraient pour compenser la baisse des heures travaillées. Mais, en général, ce n'est pas suffisant. Après le passage aux 35 heures, la baisse des charges n'a pas compensé la hausse du salaire horaire.
Faut-il, au contraire, augmenter le temps de travail comme le proposent Les Républicains ?
Je doute que la suppression des 35 heures permette de créer des emplois, car l'augmentation des heures travaillées s'accompagnerait probablement d'une hausse de salaire, notamment au niveau du smic. Ce qui compte dans une économie, c'est la productivité et la recherche qui tirent la croissance. Quand on joue sur des leviers comme le temps de travail, cela a peu d'effets : au bout de quelques années, les employeurs utilisent les marges de manœuvre dont ils disposent, comme les heures supplémentaires, et ajustent les rémunérations à la productivité.
Au travers de la loi travail, le gouvernement vise pourtant à augmenter la durée du travail…
À mon sens, le gouvernement cherche avant tout à ne pas imposer la même toise à toutes les entreprises et donc à libérer celles qui sont piégées par les règles complexes de décompte du temps de travail. C'est utile, mais je ne pense pas que ce soit la mesure du texte qui créera le plus d'emplois.
Le problème n'est-il pas que les Français travaillent moins que d'autres sur l'ensemble de l'année ou même sur toute la durée de la vie ?
Quand il y a moins d'heures travaillées dans un pays, cela fait baisser sa production annuelle et réduit sa richesse. Cela pèse sur sa capacité à financer des services publics comme l'éducation, les hôpitaux, etc. C'est le principal enjeu. Dans une période où il faut notamment financer les retraites, la sécurité et l'éducation des jeunes les plus défavorisés, la réduction du temps de travail n'est sans doute pas une priorité, surtout quand on cherche en même temps à réduire le déficit public.
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