Ce fut d'abord une rumeur. A la fin du XIVe siècle bruisse l'hypothèse d'une voie qui relierait l'Atlantique au Pacifique et l'Europe aux richesses de l'Orient.
Pendant quatre cents ans, les navigateurs iront se perdre dans le Grand Nord à la recherche du graal de la navigation: le passage du Nord-Ouest. En 1845, le capitaine britannique John Franklin se lance dans l'aventure. De ses marins on ne retrouvera que les os. Mais le Passage apparaît peu à peu sur les cartes. Il revient au Norvégien Roald Amundsen de le franchir par la mer en 1906. C'est sur ses traces que nous embarquons fin août à bord du Soléal, fleuron de la Compagnie du Ponant, le premier croisiériste français à s'y engager…
La traversée débute au Groenland, dans les glaces d'Ilulissat, camp de base traditionnel des expéditions arctiques. Babel d'icebergs classée à l'Unesco, le glacier charrie des cathédrales scintillantes. Le paysage se fige, inversé dans le miroir de la mer, suspendu comme une nuée de stalactites. De là, Franklin adresse une dernière lettre à son épouse: «J'entame ce voyage réconforté par tous les espoirs et la bienveillance du Seigneur.»
A l'horizon, le ciel se confond dans l'océan pour nous rappeler que l'exploration polaire n'a d'équivalent que l'aventure spatiale. A Beechey, petite île abandonnée du nord canadien, mordus par le froid, on saisit la force du mythe qui nous toise. La plage s'ouvre en effet comme une crypte arctique. Sous la glace et les galets reposent les premiers morts de l'expédition Franklin.
L'infortuné commandant a hiverné ici de 1845 à 1846. Tombes du bout du monde, vision désolée, tragique à fendre le cœur. Tout autour se dressent les falaises de Devon, des orgues où le vent souffle son requiem aux matelots oubliés.
“Le Soleal” s'engage dans le détroit de James Ross...
Amundsen fera lui aussi escale à Beechey. Face au souvenir de ceux qui ont échoué, il décide de la route à emprunter. «C'est la souffrance de sir John et de ses hommes qui m'attira sur son chemin. Par un besoin étrange, je souhaitais éprouver la même chose.» Franklin emportait dans son naufrage l'aventure victorienne, la démesure de son Empire. Amundsen, résolument moderne, s'adapte au contraire à son environnement et triomphe en adoptant les mœurs et techniques inuits.
Suivant son sillage, Le Soléal s'engage maintenant dans le détroit de James Ross. A la passerelle, le commandant Etienne Garcia lance ses ordres, occupe l'espace à petits pas vifs, se penche sur les cartes et empoigne ses jumelles. De temps en temps, il ralentit la machine, parfois il la pousse vigoureusement, pondérant témérité et sens du danger. Le cadran indique cinq mètres d'eau sous la quille. Janusz Kurbiel, climatologue et navigateur chevronné, a souvent sillonné cette région à bord de son voilier.
Engagé comme conseiller et guide, il se souvient qu' Amunds en fit l'erreur de passer au milieu du détroit. «Le dernier Viking» pensait trouver là plus de fond mais le Passage ne connaît ni logique ni pitié. Le Norvégien fractura sa coque et parvint néanmoins à pousser jusqu'à une baie au sud de l'île du Roi-Guillaume. Il hivernera deux ans, rassemblant autour de lui une communauté inuit dans un village qui porte depuis le nom de son navire: Gjøa Haven. Au bout d'une piste de terre, un monument salue sa longue escale. A la mairie s'entassent des souvenirs autour d'une imposante statue.
«De quel pays venez-vous? C'est la première fois que je vois un bateau de cette taille ici…» Une jeune Inuit sourit sous ses lunettes de soleil, dévoilant un discret piercing trendy. Son bébé dort, tranquille contre son dos, abrité par l'épais capuchon du manteau traditionnel: «Voici ma fille, Ophélie.» Pendant des années, des habitants de Gjøa Haven ont prétendu appartenir à la famille illégitime d'Amundsen.
La salle à manger de l'hôtel North Inn rassemble des ouvriers et quelques aventuriers. Marzena, l'avenante patronne polonaise, éclate d'un grand rire lorsqu'on évoque la descendance de l'explorateur: «L'an passé, le Musée polaire d'Oslo, qui en avait assez, a dépêché une équipe scientifique pour effectuer des tests ADN ici même. Résultat: rien. Amundsen avait gardé son pantalon!»
A 88 ans, George Porter reste l'âme d'un village que sa famille a contribué à fonder. Il descend de baleiniers écossais et ne compte plus le nombre de ses petits-enfants. «Croyez-moi, le bœuf ne vaut pas le caribou», assure-t-il en pleine saison de la chasse. George raconte qu'il a vécu «là où il y a des arbres». Il n'aimait pas les arbres: «Ils bouchaient mon horizon.» Plus loin, le sculpteur Joseph Suqslak réalise une statue d'ours pour le nouveau Centre culturel: «En Russie, vous rencontrerez des gens qui me ressemblent. Nous sommes le seul peuple qui vit tout autour du globe.» Amundsen a quitté Gjøa Haven en souhaitant qu'il demeure «intouché par la modernité». Le premier fusil est arrivé en 1920, la motoneige en 1960 et la télévision en 1990.
Le Passage est une épopée nautique
Avant de partir, on salue une grand-mère et sa petite-fille installées sur un quad. Intriguée, la fillette tire notre portrait avec son iPhone 5. Le Soléal s'enfonce plus loin dans le Passage. Il laisse au large la sinistre Starvation Cove, où l'équipage de Franklin termina sa course dans la plus terrible des solitudes. Affamés, aveuglés, brûlés par le froid, les survivants s'effondrèrent sur la banquise pour se laisser dévorer par l'immensité blanche.
Au large de l'île de Banks, le navire frôle une large langue de glace, collier de diamants aux reflets changeants dans le vent. Faussement immobile comme un anaconda luisant, le Passage tolère notre présence. Il pourrait aussi bien nous enfermer à double tour. «Le Passage ne nous laisse pas de choix, explique Etienne Garcia. Une fois entré, il faut traverser. Sortir avant que la banquise ne se referme.»
Au fil des jours, on apprendra à lire les cartes tombées du satellite, l'évolution de glaces imprévisible. Le Passage est bien une affaire de marins, une épopée nautique. Pour le passager, il est aussi une remontée du temps. Chaque jour, nous retardons notre montre d'une heure. Arrivés aux falaises de Smoking Hills, nous voilà rendus à la préhistoire.
D'épaisses fumées s'élèvent d'un sol ocre et noir pour teindre la glace de cendres. Pourtant, aucune activité volcanique n'est signalée ici. Par une rare alchimie géologique, les falaises se consument d'elles-mêmes. Vision fantastique qui nous renvoie à l'épitaphe pour Franklin de Lord Tennyson: «Héroïque âme marine, tu t'en vas faire un voyage plus heureux vers un pôle surnaturel.»
On atteint ce pôle étrange par un petit matin de brume. A l'entrée de la mer de Beaufort, l'île de Herschel condense l'histoire arctique sur quelques kilomètres carrés. Au fil du XIXe siècle se sont succédé les baleiniers, pauvres marlous qui avaient vendu leur âme un soir de biture, les missionnaires et la police montée. Restent des tombes, des cabanons abandonnés… et sur le sable, l'empreinte du grizzli qui nous a précédés.
Après la ruée vers l'or, Herschel est devenu ce sanctuaire gardé par un ranger qui lit La Part des ténèbres, de Stephen King. Plus au large, Amundsen croisa un baleinier du Pacifique. Le vieux marin américain le reconnut: «Capitaine Amundsen? Très honoré de recevoir le premier homme à avoir traversé le passage du Nord-Ouest.»
Plus que quelques milles avant Béring et l'île de La Petite Diomède. Aux confins de l'Alaska, ses habitants chassent le morse et la baleine au harpon désormais explosif. Dans le village traînent fûts rouillés, machines à laver usées, le dernier bric-à-brac de l'Amérique. Juste en face, à quelques centaines de mètres, La Grande Diomède appartient à la Russie. Robert porte une chemise à carreaux et une casquette US Border Patrol. Il raconte les familles séparées, les cousins oubliés. «Quand on chasse l'ours, si on passe par mégarde la frontière, les Russes nous tirent dessus. Ils visent la neige à nos pieds. Ce sont de bons soldats, on ne risque rien.» Le 4 juillet, les insulaires hissent la bannière étoilée. «Nous n'avons ni pétards ni feux d'artifice. Alors on tire sur des boîtes de conserve. This is America.»
Entre La Petite et La Grande Diomède s'étend la ligne de date. Sur la rive opposée, c'est déjà le lendemain. Au bout du monde, au bout du temps, se déploie soudain toute une saga portée par l'incroyable volonté d'ouvrir des voies et l'inexorable désir de tracer des frontières. Le passage du Nord-Ouest se referme sur la grandeur et l'absurdité du genre humain. On revoit dériver les navires de John Franklin et Roald Amundsen. En 1942, Henry Larsen, premier navigateur à franchir le Passage d'est en ouest, écrira qu'il éprouvait, comme nous, le sentiment d'avancer«en terre sacrée».
En franchissant la ligne de date, on passe du vendredi au dimanche, sacrifiant un samedi de notre vie à la mémoire de ces pionniers. Puis, le sillon du Soléal s'effacedans le crépuscule du Pacifique et la banquise va se ressouder pour une année. Si l'alcool n'était pas prohibé sur La Petite Diomède, on verserait peut-être une larme.
Le carnet de voyage
Vivre cette aventure
Avec la Compagnie du Ponant (0.820.22.50.50 ; www.ponant.com). La seconde traversée du passage du Nord-Ouest aura lieu à bord de L' Austral. Elle partira de Kangerlussuaq (Groenland) le 26 août 2014 pour rejoindre Nome (Alaska) en 22 jours. La carte ci-contre présente ce futur itinéraire (les escales de Fort Ross, Cambridge Bay, Jesse Harbour et King Island n'étaient pas dans le premier itinéraire, qui arrivait à Anadyr, en Russie, et non à Nome, en Alaska). A partir de 9 826 € en cabine supérieure et pension complète. Prix au départ de Paris incluant transferts, prestations et excursions. Frais de visas et taxes en supplément.
À bord
Le Soléal et L' Austral sont des navires à taille humaine, au confort et service dignes des meilleurs hôtels. Cabines et suites avec balcon. Cuisine de qualité au restaurant gastronomique comme au buffet. Des spécialistes qualifiés (naturalistes, historiens, géologues) accompagnent les excursions et proposent des conférences. Spectacles en soirée. Salle de fitness et spa. Liaisons téléphoniques et internet impossibles pendant une bonne partie de la traversée.
À terre
Des parkas adaptées au climat, froid mais supportable, sont fournies. Prévoir bottes et pantalons étanches: les transferts pour les excursions se font à bord de Zodiac. Dans les villages, possibilité d'acquérir des œuvres d'artistes.
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