mardi 29 mai 2012

Rue Darwin '', le nouveau roman de Boualem Sansal...




Comme tous ceux qui ont lu « Le village de l’Allemand »* (1), nous nous sommes empressés de découvrir le nouveau roman de Boualem Sansal « Rue Darwin » (2). Le narrateur, comme l’auteur lui-même, est né en 1949 et le lecteur s’interroge sur la part de l’autobiographie.
 
« Rue Darwin » est à mi-chemin entre le roman et le document. Des personnages d’exception, comme Djeda, femme à la tête d’un clan puissant, et Yazid, son héritier, vivent les dernières années de l’Algérie française puis évoluent dans l’Algérie indépendante, de Boumédiene à Boutéflika.
 
Retrouvailles familiales au chevet d’une mère mourante
 
Le début se situe à Paris, à l’hôpital de La Pitié – Salpétrière. Au chevet de sa « mère » dans le coma, Yazid, le narrateur, retrouve Nazim, Karim « ses demi-frères », Mounia, Souad, et Sue « ses demi-sœurs », accourus sur son appel des quatre coins du monde.Tous sont là, sauf Hedi. Le dernier né de la fratrie, endoctriné dans une école coranique, participe au Djihad en Afghanistan.
 
Procédant par flash- back, le narrateur revient sur son enfance.
 
Petite enfance auprès d’une « grand’mère » chef de clan
 
Djeda (grand’mère) ou Lalla (noble maîtresse) ainsi que tous la nomment, est avec Yazid le personnage central du roman.
Vers 1900, en l’absence d’héritier mâle, Sadia, 18 ans, devient Djeda chef du clan des Kadri. Djeda est un personnage hors normes ; elle dirigera jusqu’à sa mort en 1964 une sorte d’empire féodal : elle bâtit une fortune colossale en créant dans le village d’Ouled Abdi une immense maison de tolérance, « la citadelle » qui aura des succursales en France, en Suisse et au Maroc. 

Dans cet établissement travaillent des prostituées recrutées parmi des filles fuyant leurs familles à la suite d’une grossesse ou des femmes en difficulté, les premières et les secondes n’ayant trouvé que la prostitution comme solution à leur désespoir.
Dans cet univers de femmes, les hommes sont « des ombres furtives ». Djeda fait régner l’ordre et la peur parmi ses sujets dont la soumission est absolue.

Jouxtant la maison close, « le phalanstère » recueille « les pupilles », enfants nés d’un « accident du travail » après échec des manœuvres abortives. De cette marmaille se détachent Yazid, héros du roman, protégé et héritier de Djéda, Daoud et Faiza qui nous accompagneront dans le récit. L’or amassé grâce à la prostitution durant la période coloniale sera offert en partie au FLN (Front de Libération Nationale), au cours de la guerre d’indépendance, puis très officiellement aux dirigeants de la république algérienne.
Yazid vivra dans cette communauté jusqu’à l’âge de 5 ans. Après la mort accidentelle de son « père », bravant Djeda, « la mère » de Yazid l’emmène vivre à Alger, rue Darwin. Elle y fonde une nouvelle et nombreuse famille.
 
La rue Darwin, une rue de Belcourt, quartier populaire d’Alger **
 
Retour à Paris : c’est auprès de sa « mère » défunte que Yazid entend une voix lui chuchoter « Retourne rue Darwin », cette ruelle du quartier Belcourt où il a vécu après avoir quitté la bande des « pupilles », passant de l’opulence à la misère, pour vivre dans une famille « normale », avec sa « maman » et le second mari de celle-ci, une famille s’agrandissant chaque année d’un garçon ou d’une fille, « ses demi-frères et sœurs »
Il obéira à cette injonction, et reviendra rue Darwin.

Ce retour après plusieurs décennies lui permettra de découvrir ses véritables origines, le secret de sa naissance, un mystère qui ne se dévoile que dans les dernières pages du roman.
Tout au long du récit, avec une habileté digne des meilleurs auteurs de polars, se poursuit la quête de l’identité du narrateur qui, à l’inverse de ses « demi-frères et sœurs » demeure en Algérie pour veiller sur sa mère. C’est aussi sa façon de résister, en se battant pour son pays dont le peuple, après avoir lourdement payé le prix de l’indépendance, n’a pas su recouvrer le bien le plus cher, la liberté, toujours sous la férule de chefs autoproclamés qui tiennent l’Algérie d’une main de fer, à l’abri des turbulences du printemps arabe.
 
 
Yazid veut éviter à sa mère une mort abjecte dans un hôpital d’Alger « sur un grabat grumeleux et pestilentiel dans un hôpital louche…pitance infectée, eau saumâtre… ». Il prend avec elle un avion pour la France et fera admettre la malade dans un hôpital parisien où elle succombera.
 
Une parenthèse : brève référence aux Juifs et à Israël
 
Rares sont les Juifs restés en Algérie après 1962.

Sansal mentionne une exception : rue Darwin vivait Simon, un rabbin à qui les enfants du quartier venaient rendre visite ; ses jeunes amis adoraient les histoires qu’il se plaisait à leur raconter, des contes tirés de la bible. Après l’indépendance le rabbin ne voulut pas quitter le pays où avaient vécu ses ancêtres ; il n’avait plus de ressources, mais ses voisins arabes lui permettaient de subsister.
 
On trouve dans le livre un fait peu connu sur la guerre de Kippour : en octobre 1973 l’Algérie avait mobilisé, espérant aider les Egyptiens à « finir le travail »., Mais, on le sait, l’offensive tourna au désastre. Les conscrits algériens, avant de regagner leurs foyers, avaient reçu la visite du président Boumédiene, un président en tenue de combat qui, au cours d’un discours mémorable sur la guerre, déclarait «Plus il y a de morts, plus la victoire est belle.
La terre arabe a soif de sang et le peuple musulman veut des martyrs »
 
Où commence la fiction ?
 
Au cours d’entretiens avec la presse, Boualem Sansal dissipe toute équivoque : « Rue Darwin » est bien un roman, mais tous les personnages ont réellement existé.
Ce récit truculent, construit comme un puzzle, inspiré de personnages et de faits authentiques, foisonne de réflexions, de digressions toujours passionnantes et de va-et vient incessants dans le temps et l’espace. Le texte se teinte par instants d’humour. L’écriture est fluide, effervescente, colorée.

L’islam, religion d’Etat
 
Boualem Sansal dénonce les islamistes qui ont trahi le peuple algérien après l’indépendance en imposant leurs lois, leurs interdits, leur religion mortifère, en misant sur l’inculture de ses habitants. Belcourt n’échappe pas à leur emprise. Sansal-Yazid ne mâche pas ses mots : « La liberté y est un péché impardonnable. Il n’ y a d’homme libre que soumis à Allah, clame-ton du matin au soir et du soir au matin »
Pour Sansal, dont les propos sont un défi au gouvernement de son pays et à l’Islam, et qui vit toujours en Algérie, « le silence est la pire des trahisons.. »

Sa seule protection contre ceux qu’il ose critiquer est sa notoriété, la notoriété d’un écrivain dont l’œuvre est couronnée par les prix littéraires les plus prestigieux.
 

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