Juif, plus que tunisien?
Devenu français à l'âge de trente ans, en 1964, j'ai été, je suis un juif tunisien.
Pourquoi d'abord juif avant d'être tunisien? C'est le regard des autres, y compris lorsqu'il
semblait dénué du moindre racisme, qui a toujours fait de moi, en Tunisie, d'abord un juif.
C'est aussi en raison de la vigueur du lien communautaire. Débordant largement de la
sphère du religieux, ce lien se caractérisait par un affichage social délibéré. Aussi était-il
parfois bien difficile de tenter de vivre sa judéité sur un mode laïc.
L'empreinte familiale
Je suis issu d'une famille modeste qui a lentement accédé au niveau de classe moyenne. Je
garde de l'éducation que j'ai reçue une croyance forte dans les vertus du travail, dans la
possibilité d'une émancipation sociale par le savoir. Une morale exigeante, d'essence
religieuse, mettait en avant l'esprit de tolérance, le souci du respect et de l'écoute de l'autre,
tout particulièrement des plus démunis. Mon père, habituellement enclin à l'indulgence,
condamnait le comportement de ceux qui, boursouflés par leur vanité, ne prêtaient pas
attention aux humbles.
Ma famille faisait un pont entre les deux parties de la communauté juive que tout opposait :
les Twansâ, les Tunisiens, auxquels se rattachait la famille de mon père et les Grana, les
Livournais dont ma mère était issue.
Grana et Twansa
La communauté des "granas", pluriel de gorni, habitant de Ligorno, Livourne, défendra avec
ténacité jusqu'au milieu du XX ème siècle, sa revendication d'autonomie face aux juifs
"twansa". Elle avait ses synagogues, ses lieux d'abattage rituel, sa juridiction propre, des
règles de vie différentes de celles des twansa et même des cimetières distincts ..
Ils étaient présents à Tunis dés le XVII ème siècle, et c'est à propos d'une querelle sur la
distribution de la viande que se produisit en 1710, le schisme par lequel la communauté
livournaise se constitua. Elle s'arrogea en particulier un droit d'abattage rituel. Après un long
contentieux, l'accord de 1741 organisa le partage des droits et devoirs au sein de chaque
communauté, y compris au niveau de l'impôt dû au souverain.
L'opposition était culturelle; européanisés, les granas ne voulaient pas habiter la Hara , ni
renoncer aux coutumes ni à l'habit européens. Ils comptaient dans leur rang des négociants,
des armateurs. Les liens permanents que ces commerçants maintenaient avec leurs
correspondants européens leur ont permis de pérenniser cette ouverture culturelle. Ils
habitaient à Tunis en lisière du quartier franc (rue de la Glacière) puis, dés la construction de
cette dernière, dans la ville européenne. Tout en pratiquant l'usage de l'arabe, ils ne
renonçaient pas à l'italien. Ils ont beaucoup contribué à répandre en Tunisie au XIX ème siècle
la connaissance des oeuvres philosophiques et littéraires de l'Europe des Lumières. Comme
l'accord de 1741 plaçait sous leur juridiction l'ensemble des juifs issus des pays chrétiens, le
terme grana devint peu à peu un terme générique qui pouvait également concerner des juifs
non originaires de Livourne mais d'autres parties de l'Italie ou d'autres pays d' Europe.
Aussi, à la dénomination de communauté livournaise s'est peu à peu substituée celle de
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communauté portugaise. En effet, le Portugal avait été à la fin du XV ème siècle la dernière
étape de l'expulsion des juifs ibériques .
Au XIX ème siècle, alors que les puissances européennes convoitent de "mettre la main" sur
le pays, et avant que la France ne l'emporte, les grana se mirent sous la protection de ces
puissances, celle de l'Angleterre, de la France ou de l'Italie après 1870.
Ce sont les grana qui se sont entremis pour favoriser les implantations des écoles de
l'Allliance dés 1878.
Mais cette division grana / twansa n'a pas empêché rabbins livournais et tunisiens d'avoir
des grands maîtres communs : David Bembaron en est un exemple . Né en 1885 , ce rabbin
livournais fut l'élève du Rabbi Chelomo Dana grande figure du Judaïsme tunisien à qui l'on
doit le renouveau de l'étude de la Torah à Tunis à la fin du XIX ème siècle . David Bembaron
continua l'oeuvre de son maître ; il a pu par son autorité morale devenir le chef des deux
communautés et mettre fin en 1944, au moins sur le papier, à cette existence distincte de la
communauté portugaise.
Mais dans la mémoire collective le vieil antagonisme subsistera sans doute tant que
vivront… les gens de ma génération ! J'ai pu en effet mesurer combien étaient tenaces ces
préjugés méprisants : quoique mon père ait su conquérir par son urbanité et ses qualités de
coeur tous les membres de sa belle famille livournaise il demeurait néanmoins à leur yeux
une exception… rarissime !
Le rôle de l'AIU (Alliance Israélite Universelle)
Mon père a grandi à proximité de la hara, le vieux ghetto de Tunis fondé à la fin du X ième
siècle grâce à Sidi Mahrez, dans le quartier populaire de la Hafsia. Il fut élève de l'Alliance
Israëlite dans l'école de la rue Malta Sghrira (la petite Malte), implantée dés 1878, avant
même l'installation du protectorat français en 1881.
C'est pendant la Grande Guerre qu'il obtint brillamment le certificat d'études primaires. Son
instituteur ne put fléchir la décision familiale de mettre le jeune David en apprentissage; et
mon père quitta l'école à l'âge de 12 ans. Mon grand-père ne pouvait agir autrement; il était
courant dans les familles modestes que les garçons aident leur père à faire grandir la famille
qui en l'occurrence comptait 8 enfants.
De l'Alliance, mon père a gardé toute sa vie une grande admiration pour la patrie de la
Révolution et des Droits de l'homme, un grand attachement à la République et à ses valeurs,
aux grands hommes qu'étaient pour lui Hugo, Zola et quelques autres. Aussi, Vichy et le
statut des juifs le remplirent - il de désarroi. J'ai vu mon père pleurer pour la première fois, à
cette occasion. La France mythifiée de son enfance se trahissait elle-même.
L'héritage du judaïsme sépharade
Comme c'était souvent le cas dans les communautés au début du siècle dernier, mon père
nous a transmis un fort attachement aux enseignements de la Torah, tandis que ma mère,
vestale du foyer, elle-même animée d'une foi quasi mystique, veillait en particulier à la
préparation des temps forts que sont le Shabat et les grandes fêtes qui rythment l'année
juive.
Jusqu'à l'âge de mes 15 ans, ont beaucoup compté pour moi, outre la lecture de la Torah,
ma participation active aux offices religieux dans notre synagogue, tapie au fond de la vieille
ville et bâtie en bordure d'une venelle à laquelle on accédait par la rue Zarkoun.
J'en ai conservé un fort attachement au caractère primordial de la justice, justice due à tous,
ce qui garantit l'égale dignité de chacun.
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J'en ai conservé également ce besoin de chercher sens à ce qu'on fait, à ce qu'on est.
Besoin de croire à la possibilité d'oeuvrer pour un monde meilleur et que j'ai ensuite assez
naturellement, transposé en militant, pour un temps, au parti communiste.
L'universalité du message des "Justes" qui traversent la Bible, de Noé, d'Abraham, des
prophètes, est sans doute ce que j'ai le plus retenu.
Il est de bon ton aujourd'hui dans une partie de la communauté juive tunisienne exilée en
France de dénigrer le Judaïsme sépharade. On lui reprocherait en quelque sorte d'avoir
conduit à une représentation abâtardie, sclérosée, du Judaïsme, de n'y voir qu'une collection
de rites coupés de leur sens, qu'un ensemble de pratiques superstitieuses.
L'histoire rendra compte de la place de ce Judaïsme dans la constitution du patrimoine
culturel de la Tunisie.
L'originalité du Judaïsme tunisien, avant même et depuis l'héritage ibérique de l'Andalousie,
a marqué de son empreinte l'interprétation, la tonalité des commentaires bibliques. La
Tunisie a compté des rabbins de grands renoms dont témoignent les archives des
académies religieuses de Babylone. Citons pour le
Moyen Age les grands noms de l'Ecole
de Kairouan: HUSHIEL, HANANEL, NISSIM BEN JACOB…
Plus près de nous, au XVIIIième et XIXième siècle: TSEMAH TSARFATI, AVRAHAM TAÏEB (dit BABA
SIDI), ITSHAK LUMBROSO, RABBI ITSHAK HAÏ TAÏEB LO MET ( lo met: celui qui n'est pas mort )…
En plus de leur érudition, de leur passion pour l'enseignement, ces figures d'élite marquèrent
leur temps par leur capacité d'écoute et leur compassion pour les souffrances des plus
humbles. Ils furent souvent, tout à la fois des médecins du corps et de l'âme.
Après 2000 ans de vie en Tunisie, après 1300 ans d'une coexistence avec une civilisation
arabo-islamique, coexistence, parfois difficile certes, mais dont on ne trouve pas d'équivalent
dans l'occident chrétien, est venue l'épreuve du déracinement. Ce déracinement, qui s'est
opéré au milieu du XX ème siècle, en une à deux décennies, aura concerné au total 98% des
effectifs de la communauté et constitué, somme toute, un défi insurmontable à la survie de
cette culture millénaire.
Mais fallait-il pour autant que le judaïsme sépharade tunisien connaisse l'affront d'un
dénigrement systématique qui a été jusqu'à vouloir l'effacer de la mémoire collective?
Comment des juifs tunisiens exilés se sont donnés des ancêtres lituaniens.
De par sa tradition, le judaïsme sépharade tunisien a toujours privilégié la clémence
miséricordieuse d'essence abrahmanesque - le Hissed - sur la prééminence dogmatique de
la Loi .
Aussi, est-ce bien par une volonté délibérée de rupture que peut s'expliquer, dans les
années 80, l'adhésion frénétique à la mouvance Loubavitch de juifs tunisiens dont les
familles s'étaient exilées en France, 15 à 20 ans plus tôt.
Cette mouvance se rattache à la tradition hassidique. Ce mouvement piétiste populaire, né
en Europe Orientale au 18ième siècle, s'était assignée la "rejudaïsation" de ceux dont la foi,
pensaient-ils, avait été ébranlée par les effets de la philosophie des Lumières.
Dans de nombreuses études sur ce sujet, Laurence Podselver1 a rendu compte de ce mode
tout à fait surprenant d'intégration en France de certains juifs tunisiens.
D'obédience ultra orthodoxe, ce mouvement religieux issu du judaïsme ashkenase a donc
fait des émules auprès de jeunes adultes juifs issus de l'émigration tunisienne.
Ces jeunes auraient pu s'intégrer à la communauté nationale française. Ils exprimaient
néanmoins méfiance et rancoeur à l'égard de la République dont le discours officiel
1 De Laurence Podselver on peut citer notamment :"Le mouvement Loubavitch; déracinement et réinsertion des
sépharades" Paris Pardes n°3 1986.
"La tradition réinventée: les Hassidim de Loubavitch en France " Paris Revue des Etudes Juives juil-déc 1992
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masquait, disaient-ils, des zones d'ombre, notamment sur la politique antisémite de Vichy et
sa collusion avec l'occupant nazi. Ils semblaient également déçus de la tiédeur de l'accueil
que leur avait réservé la communauté juive de France. Il y avait donc tout à la fois une forte
réticence à l'égard de l'intégration citoyenne et une attente déçue. C'est par un rejet violent
du judaïsme sépharade de leurs pères, accompagné d'une adhésion spectaculaire au
mouvement Loubavitch, que cette crise identitaire allait trouver son dénouement.
Le mode de vie de ces Ashkénases d'adoption allait subir une véritable révolution. Avec
l'ardeur des néophytes et par crainte de manquer au détail de certaines règles de vie, il leur
est arrivé de rajouter des interdits à une pratique ultra-orthodoxe dont l'observance en soi,
est déjà fort contraignante. Par crainte de leur influence, ils ont tenu leur propres parents, à
l'écart de leurs enfants parce qu'ils jugeaient leur pratique peu conforme à la "vraie"
religion, provoquant ainsi la rupture des chaînes de transmission familiales. Ces
traumatismes ont donné lieu à des transferts au profit de leur nouvelle famille spirituelle, et
l'on peut voir le portrait d'un "Rav" vénéré du mouvement, trôner souvent en bonne place
dans la salle à manger familiale. Ce reniement est allé, dans certains cas, jusqu'à bannir la
cuisine traditionnelle; et la "carpe farcie" -cuisinée sans génie- a pris alors tristement la place
du couscous!
La minorité qu'ils représentent sur le total des juifs issus de Tunisie est une minorité
agissante, emblématique même et qui revendique toute sa place dans les institutions
consistoriales. Elle exerce également une activité importante au plan scolaire puisqu'un
cinquième environ des écoles juives de France appartiennent à leur mouvance.
De cette aventure de notre temps, bien des images surprennent mais je voudrais ici n'en
rapporter qu'une: celle d'un jeune rabbin que j'ai retrouvé affublé d'un manteau noir à queue
de pie et qui semblait sorti d'une vieille photographie lituanienne, lui, dont le grand-père, à
Djerba portait le burnous et le costume traditionnel tunisien!
Regard sur un passé récent : autonomie et vigueur de la vie sociale
Une brève incursion dans l’histoire sociale de la communauté juive permet de mesurer le
poids du passé, de l’imprégnation culturelle au moment où allait s’opérer une marche à
cadence forcée vers l‘assimilation aux valeurs de l’occident.
Jusqu'au XXème siècle, la vie sociale de la communauté juive était marquée par une forte
autonomie, sous le régime de la dhimma.
Autour de la synagogue, véritable centre de la vie sociale, la communauté organisait sa
représentation de la vie politique et sociale. Elle disposait de ses propres tribunaux, au civil
comme au pénal du moment que les parties étaient toutes juives. Elle avait ses écoles, ses
équipements rituels tels que : bains publics, cimetières, lieux d’abattage pour la viande de
boucherie…
Toute la vie sociale et d’échanges était inspirée par les préceptes de la Thora et c’est
d’abord par l’étude du Talmud que commençait, pour ceux qui pouvaient y accéder,
l’apprentissage du savoir.
L’arabe était le langage des lettrés, tandis que le peuple parlait le judéo-arabe, un savoureux
dialecte qui a donné lieu à une abondante littérature populaire. Pour le passage à l’écrit,
cette langue empruntait.. l’alphabet hébreu ! Au début du XXème siècle, dans les années 20, il
existait quelques cinq cents ouvrages de littérature laïque en judéo-arabe, parmi lesquels on
retrouvait des traductions de romans populaires français, dont les oeuvres d’Alexandre
Dumas. C’est sans doute dans le domaine de la musique, avec l’héritage andalou, de la
danse, du théâtre et de la chanson populaires que les affinités et les échanges avec les
autres parties de la société tunisienne ont été les plus visibles. La première moitié du XX ème
siècle a laissé la trace de « gloires » locales où se mêlent artistes juifs et arabes : Cheikh El
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Afrit, Habiba Messika, Fritna Darmon, Leila Sfez, Chafia Rochdi, Ali Riahi, Raoul Journo,
Saliha…
En février 1930, l’enterrement de la jeune et talentueuse artiste Habiba Messika, disparue
tragiquement au sommet de sa gloire, donna lieu à des scènes de tristesse populaire où la
foule de ses « fans » comptait autant d’arabes que de juifs.
Ces juifs séfarades, tout en ayant donc une forte identité juive, étaient « maghrébisés » en
profondeur, par la langue, par le vêtement, par la culture populaire, par les coutumes aussi,
dont une place faite au maraboutisme, rattaché à la tradition religieuse. Les habitudes
culinaires – d’aucuns parleront même de gastronomie- constituaient une remarquable
synthèse des multiples apports qui sont venus enrichir, au fil des siècles, le fond araboberbère,
avec la place de choix revenant au couscous ! Les influences italienne, espagnole,
égyptienne, grecque… ont donné lieu à des mets, à des saveurs qui restent présents dans la
cuisine traditionnelle juive de Tunisie et qui en font toute la richesse.
Ainsi, jusqu’au premier quart du XXème siècle, le judaïsme tunisien a constitué une
authentique composante de ce pays du Maghreb et à l’instar de la société islamique au sein
de laquelle il se mouvait, la religion y constituait – encore - la base même de l’identité
collective.
La marche forcée à l’assimilation occidentale par la francisation
Je fais partie de la génération qui a immédiatement succédé à celle qui avait vécu la
transition. Transition vers l'ouverture résolue à la modernité occidentale elle-même préparée
par l’accès massif à l’école française.
Contrairement à ce qui s’était passé en Algérie, les juifs tunisiens n’ont pas collectivement
acquis la nationalité française avec l’instauration du pouvoir colonial. Mais rapidement, la
mise en place d’une administration de droit français a fait disparaître le statut de la dhimma.
La place du religieux dans la vie publique allait s’estomper en deux générations.
Dans cette marche accélérée du juif à l’assimilation, comment se situait la communauté face
au combat des partis nationalistes contre le pouvoir colonial? La génération dont j’ai fait
partie jugeait positivement les conséquences de la présence française. L’égalité de tous
devant la loi – au moins dans le principe - mettait fin aux restrictions qu’accompagnait
naguère le statut de dhimmi. L’accès à l’instruction et à la préparation au métier ouvrait la
voie à un épanouissement individuel. Cet accès a également favorisé la promotion sociale :
médecins, avocats, enseignants, ingénieurs, cadres de l’industrie et du commerce….
L’ascenseur social a joué à plein.
Dans le même temps, cette assimilation détachait de leurs racines une partie au moins de
ces juifs tunisiens : abandon progressif de l’usage du judéo-arabe ; migration continue de
l’habitat vers les quartiers résidentiels européens des villes, francisation des moeurs, du
costume…
L’attitude même des partis nationalistes, qui répugnaient à accueillir des juifs tunisiens, a
conforté cette tendance majoritaire à « choisir son camp » du côté de la présence française.
Mais dés le début des années 50, la fin du statut colonial devenait une hypothèse plausible
et déjà le dilemme douloureux qu’allait connaître cette communauté se faisait jour : que faire,
une fois l’indépendance venue et la France partie ? Demeurer dans son pays, la Tunisie,
avec l’incertitude qui serait la sienne sur son nouveau statut ? Partir, partir sans espoir de
retour ?
Seul le parti communiste tunisien – mais le considérait-on alors vraiment comme un parti
national ? - admettait sans réticence dans ses rangs, des juifs tunisiens. Ces derniers étaient
même si nombreux en proportion du total … que cela en était devenu embarrassant pour le
parti lui-même !
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Comment se revendiquer et être reconnu comme tunisien à part entière, sans « épreuve »
préalable ? Ce désir, je n’ai jamais pu le voir se réaliser.
Il me revient en mémoire une discussion dans une réunion du parti communiste tunisien
auquel j'ai adhéré à la fin des années 50. C'était peu de temps après l'indépendance. Nous
étions dans la période de Ramadan, et un camarade faisait remarquer que pour être admis
comme "vrai" tunisien et ne pas choquer ceux que nous voulions gagner à nos idées, il
convenait sans doute que nous fassions le carême nous aussi et il ajoutait à mon adresse, "y
compris toi, Elio". Même dans le combat que nous menions pour la reconnaissance du
multipartisme il m'était bien difficile de ne pas ressembler à un OVNI! Un soir de collage,
avant des élections, notre groupe après avoir été molesté par la police politique du Néo
Destour, subit un contrôle de police; je garde en mémoire l'ahurissement qui se lisait sur le
visage du policier découvrant mon nom: un juif communiste dans un combat national ;
double enfermement et aberration, qui à ses yeux, semblait constituer un cas d'aliénation!
Retour sur les étapes de l'exil
Vers 1950, au moment où commençait l'exode vers le nouvel état d'Israël, la Tunisie
comptait 105 000 juifs, de nationalité tunisienne pour plus des deux tiers du total.
L'enracinement des juifs en Tunisie se reflétait par le nombre élevé de localités et d'humbles
bourgades où les juifs étaient installés, constituant parfois des communautés réduites à 10
ou 20 familles, et ce, jusqu'aux confins sahariens. A l'époque contemporaine, c'est la
communauté de la région tunisoise qui s'est le plus développée. En 1950, elle représentait
alors, avec environ 65000 personnes, 15%de la population tunisoise.
Le début de l'exode vers Israël (alya)
Sa raison majeure a bien résidé dans un élan fait d'idéal sioniste et de foi messianique. Dés
le début du XX ème siècle, on trouve trace de l'enracinement de cet idéal sioniste d'inspiration
moderniste pénétré de la philosophie des Lumières. Ce mouvement avait souvent une
orientation laïque et même socialiste où l'idée moderne de la nation n'obéissait plus au
primat du religieux. En 1923 est créée la section de Tunisie de l'UUJJ, Union Universelle de
la Jeunesse Juive. Elle se tourna résolument vers le sionisme en désaccord avec les
orientations de l'organe central de l'Union.
En liaison avec les organisations sionistes allait s'implanter en Tunisie au lendemain de la
deuxième guerre mondiale des établissements de l'OSE, l'oeuvre de Secours à l'Enfance et
de l'ORT, Organisation – Reconstruction -Travail. Tout en contribuant à améliorer le niveau
sanitaire et la formation professionnelle dans les milieux populaires, ces organisations
contribuèrent aussi à la propagation de l'idéal sioniste.
Tout cela explique, le caractère massif des départs vers Israël dés la fondation de l'Etat.
Les Juifs de l'intérieur sont parmi les premiers: 3 bateaux sionistes feront le plein au départ
de Djerba, Gabès et Sfax. En 1952 15000 Juifs avaient déjà émigré en Israël; ils étaient
25000 au moment de la proclamation de l'indépendance tunisienne. Le mouvement se
continuera à un rythme moins soutenu, pour atteindre en 1970 environ 47000 personnes.
C'est donc, à cette date - là, 45% de l'ensemble de la communauté qui avait choisi d'aller
vers Israël.
De l'autonomie interne au choc de la guerre des Six Jours.
Lorsque le 31 juillet 1954 Pierre Mendés France proclame au palais de Carthage le principe
de l’autonomie interne, le Néo Destour a, en fait, gagné la partie. L'entrée triomphale dans
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Tunis le 1ier juin 1955, de celui qui incarne la nation nouvelle: Habib Bourguiba est un
souvenir fort que je garde en mémoire. La Convention francotunisienne du 3 juin est
sécurisante pour les juifs. Le premier gouvernement tunisien compte un ministre juif, André
Barouch, militant du Néo Destour. En réaffirmant la liberté de circulation de tous les citoyens
Habib Bourguiba répond positivement à l'inquIétude de la communauté. Et c'est en citoyens
qu'avec les autres tunisiens, les juifs sont appelés à élire les députés de l'Assemblée
Nationale Constituante.
Et pourtant l'inquiétude et la crispation identitaire sont plus fortes que jamais. La
communauté juive en pleine effervescence se déchire pour l'élection de ses représentants ; il
y aura même un référé contre l'élection de la liste conduite par Charles Haddad qui l'emporte
malgré tout. Emotion et fébrilité également à l'occasion de la suppression du tribunal
rabbinique. Elle s'inscrivait pourtant dans la logique de la promulgation du statut personnel.
Onze magistrats juifs furent à cette occasion nommés et intégrés à la nouvelle Chambre de
statut personnel. Pourquoi donc cette inquiétude et cette crispation? On peut se risquer à
une explication: avec le départ programmé de la France, la fraction assimilée à la francité
accusait le choc en retour de cet arrachement. Quant aux couches populaires, peu atteintes
par l'assimilation, toute nouveauté, toute remise en cause du passé les inquiétaient
également. Et des motifs d'inquiétude, il y en eut d'ailleurs … pour tous. Le plus fort étant
que la constitution de 1958 édictait dans son article premier, que la Tunisie est un Etat dont
la religion est l'Islam et la langue l'arabe. Il y eut aussi, en février 1958, la décision brutale et
mal préparée par les autorités, de faire disparaître le vieux cimetière juif de l'avenue de Londres pour raisons d'urbanisme. Il y avait là des tombes d'ancêtres vénérés dont celle de
Rabbi Itshak Haï Taïeb Lo met (celui qui n'était pas mort)…
Tout à fait prévisible dans le cadre de l'indépendance acquise, le départ en 1956 d'une
importante partie des juifs de nationalité française, avait néanmoins été ressenti comme un
choc supplémentaire. Environ 15000 juifs français quitteront alors la Tunisie. Au total, les
années 54, 55, et 56 connurent un important flux de départs, avec en 56, une reprise de
l'alya.
Les deux dernières étapes de l'exode furent occasionnées par deux crises: celle de Bizerte
en 1961, et en 1967, celle qui marqua le choc de la guerre des six jours en Israël. Bizerte,
rappelons-le, fut un épisode tragique de la fin de la colonisation. Une revendication légitime
de la Tunisie, mais dont sans doute la traduction politique fut mal engagée, se soldait par un
massacre perpétré par l'armée française. La fin du mois de juillet et le mois d'août fut une
période très agitée. Dans Tunis, il était courant de voir des attroupements, des chasses à
l'homme, motivés par des rumeurs: on avait vu un légionnaire (en uniforme!) qui tentait de se
cacher. La colère populaire trouva un exutoire dans des dénonciations d'un "complot juif", qui
aurait été à l'origine du drame survenu. Il n'y eut pas à proprement parler de sévices graves
mais une mortelle inquiétude qui, pour beaucoup, allait balayer l'incertitude sur la lancinante
question, qui se posait sans cesse depuis tant d'années : partir ou rester? Le flot des départs
fut désormais continu.
Enfin, l'épisode de 1967, consécutif à la guerre des Six Jours précipita, après les troubles
survenus les derniers départs et en 1970, il ne devait plus rester que quelques "noyaux"
résistants, dont celui de Djerba et de Tunis.
Comme dans tout le monde arabe, la victoire israélienne de 1967 a provoqué un vif
mécontentement populaire qui s'est canalisé contre les biens, les bâtiments juifs, les
synagogues. La grande Synagogue de l'avenue de Paris fut saccagée à cette occasion.
La communauté juive de Tunisie aujourd'hui.
Elle est aujourd'hui réduite à moins de 2000 personnes. C'est à Djerba qu'elle est la plus
importante, 1100 personnes. Tunis compte environ 500 résidents ; la moyenne d'âge y est
élevée; de nombreuses personnes isolées, parfois en foyer.
Quelques autres localités côtières conservent des éléments dispersés mais qui ont cessé de
constituer des communautés organisées.
Pour les jeunes tunisiens d'aujourd'hui - à l'exception peut-être de Djerba - le concept même
de juif tunisien ne fait plus sens ...
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