lundi 26 novembre 2018

« L’essentiel » freudien au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris...


Quel est le « regard renouvelé sur le cheminement intellectuel et scientifique de Freud, et sur l’influence du judaïsme » ? Visite du musée avec la psychanalyste Joëlle Bernheim..


Pour célébrer ses vingt ans, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme a présenté, depuis le début de l’année 2018, une programmation particulièrement riche dont l’un des points forts est une exposition inédite en France consacrée à Sigmund Freud (1856-1939).
En effet, étrangement, le père de la psychanalyse n’avait encore jamais eu le bonheur d’être l’invité d’un musée français, en dépit de l’œuvre majeure et des découvertes universelles qui, comme il l’avait pressenti, allaient longtemps continuer « d’occuper » les hommes. Cette exposition se tient jusqu’au 10 février 2019.
Elle explore, au fil de neuf salles, le travail de Freud à travers plus de deux cents peintures, dessins, gravures, ouvrages, objets et dispositifs scientifiques (des œuvres de Courbet, Kokoschka, Rothko, Schiele, Ernst, Dali ou Klimt…) liés de près ou de loin à la psychanalyse.
Mais, au-delà de l’originalité de l’évènement culturel parisien, quel est
ce « regard renouvelé sur le cheminement intellectuel et scientifique de Freud, et sur l’influence du judaïsme » annoncé par Jean Clair, le commissaire de l’exposition ?
Pour y répondre, nous vous convions à une visite, en compagnie de la psychanalyste Joëlle Bernheim dont nous avons recueilli les commentaires éclairés, au fil d’une déambulation spontanée, nourrie de son expérience et de notre curiosité. Morceaux choisis.
Salle 1 – Freud neurologue 
Max Halberstadt, Portrait de Sigmund Freud, 12 février 1932 Photographie
(Crédit : Londres, Freud Museum)
La première séquence évoque les travaux méconnus de neurologie de Freud. C’est une machine intrigante, presque menaçante qui nous accueille : Le Baquet à magnétiser, dit baquet de Mesmer qu’il est rassurant de voir trôner de nos jours de façon inoffensive dans le musée !
Derrière, le Professeur Charcot se livre à l’expérience sous hypnose d’une patiente alanguie, rendue célèbre par la toile d’André Brouillet, « Leçon clinique à la Salpêtrière »(1887). Nous sommes à l’aube de la carrière de Freud pour qui tout a commencé par la neurologie dont il aurait été, selon Jean Clair, un excellent spécialiste.
C’est, un peu plus loin, une notification concernant Stefan Zweig qui capte l’attention de Joëlle Bernheim et suscite son premier
commentaire : « Zweig et Freud nourrissaient l’un pour l’autre une amitié profonde et une grande admiration. Freud était un véritable écrivain. Ils s’interrogeaient mutuellement sur l’art de l’écriture. C’est d’ailleurs en partie ce qui a entretenu leur amitié ».
Sur un autre mur, une phrase se détache qui ne peut se soustraire à notre œil pourtant sollicité de toutes parts :
‘Mes parents étaient juifs. Moi-même, je suis demeuré juif.’
Joëlle Bernheim : « La voilà, d’emblée, cette ambivalence, ces aller-retour dans la judéité que Freud n’a jamais reniée. Il prétendait ne pas savoir lire l’hébreu mais cette affirmation a été remise en cause, notamment par Yerushalmi. Pour lui, comme pour d’autres, Freud était beaucoup moins ignorant qu’il a parfois souhaité le laisser paraître. Si l’on devait avancer l’une des raisons pour lesquelles le choix du mahJ s’est arrêté sur Freud, je dirais qu’elle tient dans le sous-titre de l’exposition ‘Du regard à
l’écoute’.
Voyez le tableau de Brouillet : on y perçoit la fascination qu’exerce sur le public la femme hypnotisée.
Dans d’autres œuvres, ce sont des hystériques qui font l’objet d’une fascination du même ordre. Un glissement du regard vers la parole s’est progressivement installé.
André Brouillet. Une leçon clinique à la Salpêtrière, 1887 Huile sur toile, 300 x 425 cm (Crédit : Domaine public / CNAP / photo Musée d’histoire de la médecine)
Rosine Cohen, l’une des enseignantes de notre Beit Hamidrach, a récemment parlé de cette exposition dont le sous-titre lui évoque ce verset de l’Exode (Ex 20,15), dans Chemot, où les Hébreux réunis au pied du mont Sinaï, ont ‘vu’ les voix. Voir, c’est ici comprendre comme lorsque l’on répond ‘Oui, je vois’. Ce sont les aller-retour entre le regard et l’écoute qui sont à l’œuvre ».
Notre déambulation se poursuit. Nous croisons le « Bouclier avec le visage de Méduse » (1897) d’Arnold Böcklin, œuvre aux couleurs sombres et saturées. Difficile d’échapper à ce regard traversé par une vision délirante :
Joëlle Bernheim : « Freud s’est attaché à sortir de la fascination et de l’effroi que pouvaient inspirer la folie et les manifestations très spectaculaires, afin d’aider des patients psychotiques à se réapproprier leur délire et à lui donner sens ».
Salle 2 – Freud évolutionniste : l’ère de la généalogie
Cette section fait écho à l’admiration que Freud nourrissait à l’égard de Darwin parce que, peut-on lire « sa doctrine promettait une extraordinaire avancée dans la compréhension du monde ». Une légende murale cite, un peu plus loin, la conception freudienne : ‘Le moi n’est pas maître dans sa propre maison.’

Joëlle Bernheim : « Cette citation fait évidemment référence à la découverte des instances psychiques. Mais je dirais que malgré les apparences, c’est très juif !
Voilà qui rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, l’auditorium du musée accueillait l’écrivain israélien Eshkol Nevo venu présenter Trois étages(Gallimard) son dernier roman inspiré du triptyque freudien « le ça, le moi et le surmoi ».
Dire cela revient à affirmer qu’en dépit de la conception positiviste, rationaliste selon laquelle l’homme peut tout maîtriser, une énorme part de nous-même nous échappera à jamais. Quelque chose demeure irréductiblement autre. Le constat peut être difficile à supporter mais c’est aussi un appel d’air extraordinaire ! ».
L’enthousiasme de Joëlle Bernheim est compréhensible et contagieux mais pourquoi doter de gênes juifs la prise de conscience des limites humaines ? La réponse fuse : « Cela consiste à savoir ce que l’on peut appeler l’Autre, que l’on soit croyant ou non. Quelque chose demeure inaccessible et échappe à toute recherche systématique. C’est en cela que l’analyse est inquiétante. Elle requiert humilité et courage. Il faut accepter de découvrir des parts de soi-même ».
Salle 4 – Le cabinet des antiques / Salle 5 – Le divan et la naissance de la psychanalyse
Nous voici en immersion dans une ambiance qui recrée le cabinet de Freud. Une maquette reconstitue son bureau envahi de statuettes de divinités dont il était un grand collectionneur.
Joëlle Bernheim en profite pour rappeler, au passage, que son intérêt pour l’Antiquité n’a jamais conduit Freud jusqu’à Jérusalem… Dans cette section de l’exposition, le divan, symbole de la psychanalyse et indéfectible allié du thérapeute, est à l’honneur. Nous nous arrêtons devant une sculpture en matériau doré : « divan et fauteuil de Freud » de Hans Hollein (1984-1985).
Joëlle Bernheim : « Freud a eu l’idée d’allonger le patient, de telle sorte que ce dernier puisse se libérer du regard de l’analyste qui, pour certains, peut être contraignant. Le divan facilite un lâcher prise et diminue ce que l’on appelle la résistance du patient. On retrouve là encore la primauté de la parole et de l’écoute sur le regard ».
Nous poursuivons notre cheminement. Une fois encore, nous sommes
« hypnotisées » par la force d’un texte relevé sur un mur qui semble nous parler. Il s’agit cette fois d’une phrase extraite de Pour le cinquantième anniversaire d’Ernest Jones (1929).
« Mon héritage en tant que Juif m’aide à supporter les critiques, l’isolement, le travail solitaire (…). Ces difficultés, en fait, m’ont aidé dans la découverte de l’analyse… Mais que la psychanalyse en elle-même soit un produit juif me paraît être une absurdité. En tant qu’œuvre de science, elle n’est ni juive, ni catholique, ni païenne. »
La question de savoir si l’œuvre de Freud est un « produit » juif n’a pas fini d’agiter les milieux intellectuels pour lesquels les publications de nombreux scientifiques et écrivains juifs font l’objet d’interrogations du même ordre.
Ainsi, la récente traduction de nouvelles et récits de Kafka (elle paraît en deux volumes dans « La Pléiade ») a donné au journaliste Nicolas Weill l’occasion d’évoquer, dans l’édition du « Monde des livres » du 19 octobre 2018, la question ô combien récurrente du débat sur le caractère juif ou non de Kafka.
Joëlle Berhneim au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. (Autorisation)
Joëlle Bernheim : « Son acharnement à creuser une voie nouvelle l’incite à se comparer, comme nous avons pu le lire, à ses ancêtres qui défendaient leur Temple. Cette phrase, me semble-t-il, est vraiment intéressante compte tenu du jeu de cache-cache de Freud par rapport à lui-même et à sa judéité.
Elle constitue une illustration merveilleuse de la découverte de l’inconscient qu’il a si bien décrit : cette part qui lui échappe, qui revient malgré lui et qu’il conteste ou assume.
A beaucoup d’égards, la psychanalyse est une science juive, en ce sens qu’il y a dans l’approche et dans les mécanismes mis à jour par Freud, l’écoute, l’au-delà du mot, la liberté de pensée, les associations, l’importance accordée à chaque mot, chaque lapsus, chaque silence, chaque lettre comme c’est le cas dans l’étude de la Torah, du Talmud et des midrashim.
Cette démarche est totalement universelle et en même temps, très juive. Elle devait l’accompagner, sans même qu’il le sache ».
Salle 6 – La vie sexuelle
Joëlle Bernheim : « Freud s’est démarqué de la pudibonderie et l’hypocrisie véhiculées par la société viennoise de l’époque si bien décrite par Zweig dans ‘Le monde d’hier’. Peut-être est-ce aussi dû à la part de l’enseignement juif traditionnel qui ne s’exonère pas des réalités les plus crues ».
Salle 7- La science des rêves / Salle 8 – Le mouvement surréaliste et ses influences dans les années 1920
Joëlle Bernheim : « Puisque nous sommes au mahJ, nous pouvons dire que l’interprétation des rêves est très présente dans la Torah et qu’elle est prise très au sérieux, avant même Joseph. L’approche de Maïmonide assimile les visions prophétiques aux rêves : l’apparition des trois anges, la vision de l’échelle de Jacob… Les rêves ont, de toutes façons, toujours fait l’objet d’un intérêt et d’une curiosité universels ».
J.B. « Il y a eu en effet cette rencontre, cette inter-stimulation avec le mouvement surréaliste. Pour autant, si la technique des associations libres peut, sur un plan artistique, donner des choses intéressantes, elle ne saurait être retenue sur le plan thérapeutique qui nécessite la présence de l’analyste qui oriente et décèle. Un flot libérateur de paroles peut certes avoir un effet cathartique, comme on l’a pensé du travail sous hypnose dont Freud a vite perçu les limites, mais cela n’a pas d’effet thérapeutique durable. »
Salle – 9 Moïse et le judaïsme
Accueillies par un Moïse monumental, en écho au « Moïse et le monothéisme » publié par Freud en 1939, nous voici dans la salle vers laquelle, peut-être inconsciemment (le mot est-il prudent dans ce contexte ?), nous tendons depuis le début de l’exposition
Sculpture de Michel-Ange : Moïse, 1513–1515 Antonio Banchelli (moulage), 1838
Plâtre, 250 cm x 118 cm x 128 cm. ‘Crédit :
Paris, École nationale supérieure des beaux- arts, distr. Grand Palais- RMN / image Beaux-Arts de Paris)
J.B. « Le commentaire rappelle l’admiration de Freud, son identification à Moïse et à ses ancêtres puis ce texte tardif, paru en 1939, dans lequel se révèlent l’ensemble de ses mouvements contradictoires et son ambivalence par rapport à sa judéité pourtant assumée. On l’a vu : il sent, portés en lui, des traits de caractère et une force de résistance hérités de ses ancêtres. Me revient le livre de Soma Morgenstern, Fuite et fin de Joseph Roth. Freud et Zweig étaient liés par une amitié très forte, ancrée dans l’effervescence intellectuelle de Vienne. Morgenstern rapporte une rencontre entre Zweig, Roth et lui-même, au cours de laquelle les amis devisent sur le Moïse de Freud avant d’éclater de rire lorsque Roth ramène la théorie de Freud et de son Moïse égyptien à celle de la pâte de coings . Pour finir, Freud est traité de “nebekh”, ce qui en yiddish signifie quelque chose comme “le pauvre !”. Freud et son art sont confondus : il a découvert l’ambivalence de l’être humain. Comment expliquer qu’il ait, en 1939, déjudaïsé Moïse ? Une manière de se dédouaner de sa judéité alors que la menace du nazisme pesait déjà fortement ou, pour reprendre les propos, injustes, de Joseph Roth : “Nostalgie de la boue d’un homme déjà chargé d’années” (Fuite et fin de Joseph Roth) ? »
Au terme de cette exposition, au pied du tableau de Rothko « Untitled » (1964), nous ressentons à l’unisson la façon dont la part de l’identité juive héritée, consciemment ou inconsciemment, assumée ou non, affleure clairement tout au long de l’exposition qui accorde peut-être, pour Joëlle Bernheim, une importance un peu trop grande à l’hystérie et à l’hypnose (la période parisienne), par rapport aux autres aspects de l’œuvre de Freud qui s’est attaché à se libérer, comme il a été souligné, de la fascination exercée par ces hystériques pour aller vers l’écoute.
Laissons à Freud le mot de la fin, relevé dans cette dernière salle. Joëlle Bernheim y décèle l’aveu, touchant, de l’immensité qui échappe à
« l’humanité des plus grands ».
« Si on lui demandait : qu’y a-t-il encore de juif en toi, si tu as abandonné tout ce qui est commun à ceux de ton peuple ? Il répondrait alors : encore beaucoup, vraisemblablement l’essentiel »
(version hébraïque de Totem et Tabou, 1930)
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1 « Si quelqu’un vient nous proposer une théorie selon laquelle le noyau de la Terre est constitué, non pas de lave incandescente, mais d’eau de Seltz, nous pouvons à la rigueur le laisser dire un moment. Après tout si le centre de la Terre était plein d’eau, cette eau pourrait devenir gazeuse sous la pression… Mais si on vient nous raconter que le noyau de la Terre est constitué de pâte de coings, ce n’est plus du tout la même chose. L’hypothèse de Freud qui veut nous faire croire que Moïse était un Égyptien n’est pas une théorie de l’eau de Seltz, c’est une théorie de la pâte de coing et ce n’est même pas la sienne. »

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