Jambes non épilées, rides et rondeurs visibles, photo prise assise sur les toilettes… Sur le réseau social, des femmes déconstruisent artistiquement le culte du corps parfait et de brisent les codes sexistes. Quitte à se confronter aux insultes voire à la censure.
C’est une succession de clichés tristement clichés : une jeune fille débarque à Hollywood et tente de percer dans la mode. Très vite, elle se perd dans l’alcool, la drogue, devient escort girl, passe par la case chirurgie esthétique. Puis elle finit par se reprendre, entame une cure de désintoxication, et rentre chez ses parents… En 2014, pendant plusieurs mois, sur son compte Instagram, la jeune Amalia Ulman a régalé ses followers de sa chute et de sa rédemption, à coups de photos intimes, de seins bandés, de jus détox et de postures de yoga. Se faisant tantôt encenser, tantôt insulter par ses abonnés, n’esquivant aucune étape de son chemin de croix.
Sauf que… rien n’était vrai. Chaque image faisait partie d’un projet artistique destiné à questionner les injonctions sociales à l’œuvre dans la représentation de la féminité sur les réseaux sociaux. Grâce à cette (im)posture artistique, Amalia Ulman a été exposée en 2016 à la prestigieuse Tate Modern de Londres. Elle s’impose ainsi comme la première artiste issue d’Instagram adoubée par les institutions, trônant au milieu d’artistes comme Cindy Sherman, ou Francesca Woodman. Depuis, les galeries se l’arrachent, de la France au Mexique, en passant par la Suisse ou la Suède. La jeune Argentine de 29 ans vient de participer à l’exposition de Lianzhou, en Chine. Et sa performance photo Excellence et Perfection, est toujours visible sur son compte Instagram.
Comme elle, de plus en plus d’artistes s’emparent aujourd’hui de la plateforme numérique pour imposer un nouveau féminisme 2.0. Ainsi, Amalia Soto, alias Molly Soda, exploite-elle depuis l’adolescence la pâte à modeler digitale à la manière d'un journal intime. Petra Collins, photographe américaine de 25 ans, documente le quotidien des filles « millennials ». Toute ces « digital natives » ont conscience d’avoir grandi dans un bain d’images hypersexualisées, dont les icônes photoshopées sont Kim Kardashian ou Miley Cyrus, et organisent la fronde. Ainsi Kimbra Audrey, ex-mannequin de 26 ans, explique en avoir eu assez de « participer à une image tronquée de la femme. Parfois, je regardais une photo de moi, totalement retouchée et je ne me reconnaissais pas. Je me disais que je représentais un modèle désastreux pour les jeunes filles. » Devenue photographe, elle réalise des autoportraits « authentiques » — beaucoup de nus —, et met en scène ses larmes, ses boutons, ses dépressions chroniques, elle qui a connu la tentation du suicide.
“Ces jeunes photographes laissent s’exprimer des types de beauté différents, proposent un autre rapport au genre et au corps.” Amanda de Cadenet, photographe et actrice
Ses collègues instagrameuses, s’emploient, elles aussi, à façonner un autre regard sur le corps : Arvida Byström, photographe et mannequin, se photographie en hauts talons, des poils plein les jambes. Molly Soda a réalisé une collection de selfies « pour se réaproprier son image », et se montre dans tous les états, le visage au naturel ou, au contraire, grimée comme un personnage de cartoon, poussant la féminité jusqu’à la caricature. Alexanda Marzella, performeuse, détourne les codes du glamour, en se photographiant, culotte baissée, sur le siège des toilettes.
De plus en plus nombreuses et influentes, ces jeunes filles ont compris que l’union fait la force. Aujourd’hui, certaines s’organisent en collectifs. Petra a créé The Ardourous, site sur lequel les femmes artistes partagent leur production. Présentatrice télé, photographe et actrice, Amanda de Cadenet gère la plateforme GirlGaze (« regard féminin »), compte participatif qui a déjà suscité plus de deux millions de contributions, et offre un moyen d’expression aux filles de la génération Z. « Ces jeunes photographes racontent des histoires réalistes, explique-t-elle. Elles laissent s’exprimer des types de beauté différents, proposent un autre rapport au genre et au corps. » Sur le site, s’exposent ainsi sans complexe des vergetures, des corps âgés, des femmes en transition, des jeunes filles trisomiques, des silhouettes sans artifices ni retouches.
Alors, parfait instrument de libération, Instagram ? Un peu schizophrène quand même. S’il constitue un formidable terrain d’expérimentation, le réseau social est aussi le lieu où règne le culte de la perfection et de l’image ultra contrôlée. Kim Kardashian peut y exhiber ses fesses rebondies en microstring, mais trois poils pubiens dépassant d’une culotte de grand-mère suffisent à déclencher l’apocalypse nucléaire… La photographe Petra Collins l’a appris à ses dépens : en 2014, son compte a été supprimé après qu’elle a publié une photo d’elle — extrêmement décente — en bikini, non épilée. Ce « bikinigate » a fait grand bruit en Amérique, repris par les talk-shows du pays. Elle-même a écrit une tribune dénonçant « la méfiance et la haine que les gens ont envers le corps féminin ».
“L’image de la femme est beaucoup plus contrôlée que celle de l’homme” Rupi Kaur, poétesse et écrivaine
La poétesse et écrivaine Rupi Kaur, elle aussi, s’est vu retirer une photo la montrant de dos, le pantalon de jogging taché par une petite trace de menstruation. Après avoir publiquement dénoncé cette censure, elle a obtenu que l’image soit à nouveau visible, mais l’affaire a fait polémique. Une chose est sûre, « les femmes ne peuvent pas être totalement naturelles sur Instagram et c’est très frustrant », déplore Kimbra, dont le compte a été suspendu un certain nombre de fois. « Quand Justin Bieber publie un selfie en caleçon Calvin Klein avec des poils pubiens qui dépassent, ça ne dérange personne parce que c’est un garçon. Mais si je fais ça, ma photo sera supprimée ! C’est la même chose avec les tétons. L’image de la femme est beaucoup plus contrôlée que celle de l’homme. »
Et donne plus souvent prise au déferlement de violences. Après avoir posé pour une campagne Adidas les jambes non épilées, Arvida Byström a carrément subi des agressions verbales, et même des appels au viol. « Sur Instagram, dès que l’on sort un tant soit peu de la norme, on est harcelée, déplore-t-elle. Et il n’en faut pas beaucoup pour être considérée comme “non conforme”. Internet permet d’accéder très facilement à du porno, mais ne pas se raser les jambes, ça ne passe pas ! »
Face à la censure, ces femmes s’organisent. Molly Soda et Arvida Byström ont ainsi lancé un appel à témoin auprès d’internautes des deux sexes pour recueillir des clichés bannis d’Instagram. De cette vaste collecte elles ont tiré, en 2017, l’ouvrage Pics or it didn’t happen, préfacé par l’auteure féministe Chris Kraus (I Love Dick). Le constat ? « Sans surprise, les photos supprimées concernent principalement les femmes et leur nudité, raconte Molly Soda. Mais, dans le lot, on trouve aussi beaucoup de corps qui, tout simplement, ne sont pas parfaits. » La censure se joue à peu : une femme un peu trop replète, des cicatrices. Dans le lot, même une jeune fille portant hidjab. De là à penser qu’Instagram dicte sa loi à la société tout entière, il n’y a qu’un pas… que Molly ne franchit pas « Instagram est juste une extension de la vraie vie et reflète la manière dont les gens se regardent et se jugent les uns les autres au quotidien », estime-t-elle.
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En tentant de briser les codes sexistes, Molly ou Petra incarnent le versant artistique d’un mouvement plus large, comme Free The Nipples ou autres initiatives de « body positive », mené par des internautes comme l’actrice Celeste Barber. A l’ère de #me too et #balance ton porc, cette lame de fond commence à porter ses fruits au-delà des réseaux sociaux. Ainsi, peu à peu, les galeries et musées ouvrent leurs portes aux cyberféministes. Entre janvier et mars 2018, s’est tenue, au Museum der Bildenden Künste de Leipzig, l’exposition « Virtual Normality, Women Net Artists 2.0 », consacrée aux femmes qui questionnent les stéréotypes de sexe et de genre. Parmi les exposées, Arvida Byström, Molly Soda, la photographe Juno Calypso ou la performeuse Signe Pierce. En 2015, une bourse a été créée par Getty image en faveur des photographes qui utilisent Instagram pour documenter les « histoires des communautés sous-représentées », dont les femmes. « Aujourd’hui, les institutions n’ont d’autre choix que de s’ouvrir aux nouveaux médias, si elles veulent être pertinentes et refléter l’air du temps », estime Molly Soda.
Féminité dérangeante parfois monstrueuse
Ce décloisonnement pousse également les artistes les plus renommés à s’emparer des plateformes. Ainsi, depuis le printemps 2017, la photographe Cindy Sherman a-t-elle ouvert au public son compte Instagram, sur lequel elle publie de nombreux autoportraits déformés par les outils numériques, exposant une féminité presque extraterrestre, dérangeante, parfois monstrueuse. Un geste parodique ou provocant, que les commentateurs ont chacun interprété à leur sauce. Ainsi le vénérable Guardian a-t-il estimé que, « dans un contexte où Donald Trump a multiplié les critiques à l’encontre du physique des femmes, ces images de visages distordus prennent une coloration contestataire ». Cindy Sherman a plus prosaïquement déclaré que, pour elle, ces photos « représentent une forme d’amusement ». Alors qu’une étude britannique de 2017 estimait qu’Instagram et son exhibition de vies et de corps trop parfaits nuiraient à la santé mentale des 14-24 ans, la superstar de l’autoportrait et ses descendantes dispensent, avant tout, une leçon salutaire : montrer, à travers leurs explorations, que la plateforme est avant tout un fabuleux théâtre d’illusions, un freak show perpétuel, un défouloir ludique permettant à chacun de se réinventer sous la forme qu’il choisit.
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