Nous vivons une époque troublée qui semble confirmer la mise en garde de l’Ange de Vérité au Créateur lorsque celui-ci décida de créer l’humanité. Maitre du Monde, objecta l’Ange, Tu n’es pas sans savoir que cette créature, que Tu veux à la fois intelligente, libre et douée de langage, sera un être mensonger. Et l’Ange érudit cite le verset des Psaumes : « car tout homme déçoit ».
Très rapidement, l’homme confirmera l’avertissement de l’Ange. Il décevra Dieu et ne cesse de nous décevoir. Nous sommes les témoins stupéfaits et impuissants d’un assaut généralisé contre la vérité. Au nom d’un soi-disant post-modernisme, on proclame haut et fort que toutes les vérités se valent, et que celui qui crie le plus fort et a le plus d’adhérents doit nécessairement l’emporter. Socrate qui combattait les précurseurs de nos actuels démagogues, nommés alors les Sophistes, doit se retourner dans sa tombe. Tout cela, bien sûr, a été prédit par Nietzsche, lorsqu’il annonçait le triomphe de la volonté de puissance et la liquidation des vérités éternelles. Voici donc l’ère de la post- vérité jubilante à l’affut des « fake-news » et des conspirations en tout genres. Il n’y a pas de faits, enseigne Nietzsche, il n’y a que des interprétations. Qui arbitrera le conflit des interprétations ? La presse, soupçonnée d’être au service d’intérêts politiques et financiers ? Les Maitres de Vérité, religieux ou autres, eux-mêmes divisés et qui ne convainquent que leurs fidèles convaincus d’avance ? Les dirigeants politiques corrompus dont les promesses s’évaporent le lendemain des élections ?
Certes, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil », tout est simplement plus visible et s’affiche sans fausse pudeur sur les écrans. Faut-il donc désespérer de la Vérité ?
Le Rabbi de Slonim rappelle dans son ouvrage Netivot Chalom l’enseignement du Zohar selon lequel chacun de nous est porteur d’une « étincelle de vie »(קוסטא דחיותא ).Cette trace de la vérité divine en nous s’exprime par notre capacité de ne pas nous incliner devant l’état présent des choses, même et surtout si tout semble perdu. Ainsi Jacob refuse de prendre le deuil de son fils alors même que les frères lui présentent la tunique maculée de sang. Son cœur brisé prophétise le retour de Joseph et le chant de Sera’h, après de longues années d’attente, dissipera le voile de mensonge et dira : Père, ton cœur a dit vrai ! Joseph est encore vivant !
La Torah s’achève par un double chant : Haazinou et Zot ha-beracha. Il ne s’agit pas simplement d’une conclusion poétique, mais bien d’un enseignement profond sur le sens du poème et du chant.
Une lecture des Sages peut nous mettre sur la voie. Le Talmud déduit du verset de Devarim 31-19 : « et maintenant écrivez pour vous ce chant… », l’obligation faite à chacun d’écrire un Sefer torah. Toute la Torah est appelée Chira, chant et poème. Platon voulait chasser poètes et musiciens de sa Cite idéale : ils ne disent pas la vérité, ils usent de métaphores trompeuses alors que le philosophe qui contemple les Idées voit la vérité sans voiles. Or la Torah, comme l’a bien vu Maïmonide, abonde en métaphores. Le Saint-béni-soit-Il n’est-Il pas comparé à l’aigle qui plane sur ses oisillons, et notre Maitre Moïse ne dit-il pas dans son chant que sa parole est semblable à la pluie et à la rosée ? Qui dit vrai ?
Le philosophe Adorno a pu dire qu’après la Shoa, écrire de la poésie serait une abomination. Ce serait faire outrage aux morts et refuser de se confronter à l’atroce vérité du Mal.
Et pourtant, le témoignage ultime que nous donne Moise en prévision des temps sombres à venir est un double chant ou s’affrontent la mort et la vie, l’exil et la délivrance. Et s’y annonce le triomphe de la vie et de l’amour, l’accomplissement de la Promesse.
Non, la poésie et le chant ne sont pas morts à Auschwitz. Le poète ne sert aucune idéologie, il ne défend aucun intérêt, il nous confronte à ce qui est, à ce qui a droit à être et défend ce droit au risque de sa vie. Lorsque le Créateur dit : Que soit- יהי- la lumière, la vie, Il nous transmet cette exigence et cette responsabilité.יהי אור, ויהי אור : Que la lumière soit, et la lumière fut : voilà le premier poème qui dit et fait être la lumière. Le poète assassine Benjamin Fondane conclut sa « Préface en prose » sur ces mots :
« Mais, quand vous foulerez ce bouquet d’orties
Qui avait été moi dans un autre siècle
En une histoire qui vous sera périmée
Souvenez-vous seulement que j’étais innocent
Et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
J’avais eu, moi aussi, un visage marqué
Par la colère, par la pitié et la joie,
Un visage d’homme, tout simplement. »
Donc ne nous hâtons pas de dire : plus de poésie, laissons parler les armes ou l’argent, ou résignons-nous au silence, ce qui signifierait céder au cynisme ambiant, mais bien au contraire : il nous faut plus de poésie pour sauver ce qui nous reste de vérité, cette étincelle de vérité gravée sur un simple visage d’homme et qui survit même à sa disparition. Du fond de ce miroir que nous tend le Créateur et à sa suite le poète, la Vérité humiliée par les puissants crie : ne m’oublie pas !

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire