jeudi 30 juillet 2015

Michel Platini, le tacticien à la conquête de la FIFA....


Le patron de l’UEFA a officiellement annoncé qu’il se lançait dans la course à la succession de son meilleur ennemi Joseph Blatter....

Au siège de l’Union des associations européennes de football (UEFA), à Nyon, le bureau du président est un sanctuaire où aucun photographe n’a jamais été admis. La vue à 360 degrés sur le lac Léman est pourtant à couper le souffle. 

C’est là, entouré des répliques des trophées qu’il a remportés comme joueur, notamment ses trois Ballons d’or de meilleur footballeur européen (1983, 1984, 1985), que le 2 juin, en tout début de soirée, Michel Platini a regardé sur l’écran de son ordinateur la chute de celui qu’il persiste à appeler son « ami ».
En direct de l’autre bout de la Suisse, à Zurich, Joseph « Sepp » Blatter, 79 ans, président de la Fédération internationale de football (FIFA) depuis dix-sept ans, annonçait sa démission trois jours seulement après sa réélection

« Ce mandat n’a pas le soutien de l’intégralité du monde du football », se plaignait le vieux lion dégarni qui, pendant le week-end, avait ressenti l’étau du FBI se resserrer encore un peu plus sur lui.

Officiellement, le président déchu avait prévenu plus tôt dans la journée les présidents des six confédérations qui composent la FIFA mais pas Michel Platini. « Ça fait longtemps qu’il [Blatter, NDLR] ne m’appelle plus. Heureusement, j’ai mis une alerte “FIFA” sur mon téléphone, comme ça, j’étais au courant ! », confiait, rigolard, le désormais leader du camp anti-Blatter, lors d’un récent passage à Paris.


Avec Blatter, une histoire mouvementée


Le 29 mai 2015, à Zurich, Michel Platini (à droite), président de l'UEFA, félicite Joseph Blatter, qui vient d'être réélu à la présidence de la FIFA.

Le 29 mai 2015, à Zurich, Michel Platini (à droite), président de l'UEFA, félicite Joseph Blatter, qui vient d'être réélu à la présidence de la FIFA. Arnd Wiegmann/Reuters

Michel Platini a donc suivi sur son ordi l’abdication surprise de celui qui fut tour à tour son allié, son mentor, son rival et désormais son meilleur ennemi. « Il m’a semblé mieux, soulagé peut-être », expliquait le Français redevenu sérieux. En a-t-il éprouvé de la joie ou de la pitié ? Michel Platini refuse de répondre directement à la question.

Reste cette incroyable image prise à l’issue du surréaliste dernier congrès de la FIFA, le 29 mai. A la tribune de l’immense Hallenstadion de Zurich, Sepp Blatter vient d’être réélu. Dans une scène digne du Soviet suprême ou d’un repas de famille chez les Corleone, il donne l’accolade à chacun des vingt-trois membres et vice-présidents de son comité exécutif. Tout le monde guette le moment où Blatter va croiser Platini.

 Après l’arrestation pour soupçons de corruption de sept pontes de la FIFA, l’avant-veille du congrès, le Français a appelé à la démission du Valaisan. Entre les deux, on s’attend donc à un vent ou à un courant d’air polaire. Au lieu de cela, ils se tapent dans la main et rigolent comme deux gamins, enfin surtout Platini.

Figé par un photographe de l’agence Reuters, le cliché a fait le tour du monde. En plein road trip américain, Daniel Cohn-Bendit, supporteur de Platini, qu’il connaît bien, en a pris connaissance à Selma, Alabama. « Vraiment, je n’ai pas compris. Les deux sont hilares, comme deux joueurs qui se seraient mis les pires coups ­pendant tout un match, avant de se tomber dans les bras au coup de sifflet final. Mais là, ça va au-delà du sport, on parle de magouilles, de corruption ! Platini aurait pu féliciter ­Blatter, mais pas avec ce sourire-là. »

Michel Platini nous révèle les quel­ques mots qu’il a soufflés à l’oreille de celui qu’il venait de combattre si ardemment : « Je lui ai juste rappelé le slogan officiel de la FIFA. “Hand­shake for Peace”, une poignée de main pour la paix ! » Comme quoi, même en plein tremblement de terre, à plus 9 de magnitude sur l’échelle de ­Blatter, sous l’austère costard du président Platini peut encore se cacher le facétieux « Platoche ».

A voir : Michel Platini, le joueur


Petit-fils de maçon italien émigré en Lorraine, au lendemain de la première guerre mondiale, Michel Platini est un cas unique : celui d’une star du terrain devenu l’un des dirigeants les plus puissants du premier sport mondial. Certes, l’ancien capitaine des Bleus aux 72 sélections (de 1976 à 1987) n’a jamais gagné la Coupe du monde, mais il a marqué beaucoup plus de buts que Zinédine Zidane (368 contre 157), avant de devenir le champion planétaire de la reconversion.

Alors que Zizou entraîne aujour­d’hui l’équipe B du Real Madrid, que Pelé, 74 ans, continue à jouer les VRP de luxe, et que Diego Maradona sombre chaque jour davantage dans la dinguerie, Platini, lui, dirige l’UEFA, ses 56 fédérations, et ses recettes de 1,7 milliard d’euros pour le seul exercice 2013-2014. Et il est désormais officiellement candidat à devenir le troisième Français (après Robert Guérin et Jules Rimet) à diriger l’instance suprême du football mondial : la FIFA. Pas mal pour un cancre sans aucun diplôme, qui avait même « oublié » de se présenter à ses examens de comptabilité.

Jean-Luc Lagardère et Giovanni Agnelli, les mentors


Michel Platini le 10 juin 2015, au pavillon Gabriel, à Paris.
Michel Platini le 10 juin 2015, au pavillon Gabriel, à Paris. PAUL ARNAUD POUR "M LE MAGAZINE DU MONDE"

Au cœur de cette trajectoire fulgurante, Sepp Blatter occupe une place privilégiée. Il n’a certes jamais eu droit au piédestal où se dressent seulement Jean-Luc Lagardère, que l’ancien footballeur a beaucoup admiré et consulté, et Giovanni Agnelli, défunt dirigeant du groupe Fiat et patron viscontien de Platini à la Juventus de Turin. Non, « Seppi » (son surnom dans son village du canton du Valais) a plutôt été un grand maître des intrigues, un guide suprême dans les couloirs et les coulisses du pouvoir.

A Daniel Cohn-Bendit, il faut donc rappeler ceci : Blatter et Platini sont des amis de vingt-sept ans, soit trois de moins que Chirac et Balladur. Avec ce que cela sous-entend de séduction, d’amitié et de trahisons. Ensemble ou séparément, le couple infernal domine le premier sport mondial depuis presque deux décennies. Leur entente reposait sur un Yalta implicite. A Platini, l’Europe, riche, arrogante. A Blatter, le reste du monde, à peine moins riche, et faussement tiers-mondiste, car surtout gangrené par le népotisme.

Il y a presque un an, au congrès de São Paulo, juste avant la Coupe du monde brésilienne, le contrat de confiance a définitivement explosé. Ulcéré par les atermoiements (« Je reste, je reste pas ») et les magouilles de son ex-mentor devenu « Super Menteur », Platini a lâché : « Je vais le tuer ! » devant Philippe Piat, le président du syndicat international des joueurs (FIFPro).

Ce sont pourtant les Américains du FBI et du ministère de la justice qui ont dégainé les premiers. Il n’y a plus qu’un shérif en ville. Il s’appelle Platini. « Michel, c’est Eliot Ness, un incorruptible ! », s’enflamme Jacques Vendroux, directeur des sports de Radio France, qui a toujours eu les yeux de l’amour pour son Michel. Reste que cette étoile qui brille sur la poitrine du copain constitue aussi une parfaite cible. « Si Platini devient président de la FIFA, la justice, mais aussi les médias américains vont rechercher tout ce qu’ils peuvent sur ses relations avec le Qatar.

 Je ne sais pas s’ils vont trouver, mais en tout cas, ils vont chercher !, prévient Daniel Cohn-Bendit. D’autant que Blatter et ses sbires vont vouloir se venger et déballer tout ce qu’ils ont sur “­Platini-le-Propre”. » Le duel Platini-Blatter n’est donc pas encore terminé. Voilà comment tout a commencé.


Sous les yeux d’Ornella Muti


Le premier regard entre Michel et Seppi est filmé en mondovision, rien que ça, de part et d’autre des deux… épaules ­d’Ornella Muti. Le 12 novembre 1987, à Zurich, la star de cinéma préside le tirage au sort des éliminatoires pour la Coupe du monde 1990, qui se déroulera en Italie. Pour la première fois de son histoire, la FIFA transforme l’austère tirage de boules en un méga show planétaire. Le maître de cérémonie est un petit Suisse alors âgé de 51 ans, fils d’un contremaître qui officiait dans une usine chimique. 

Avec sa large cravate rayée et sa calvitie bien peignée des deux côtés, il a des airs de notaire recueillant les dernières volontés de l’inspecteur Derrick. Peu ­glamour. Mais c’est bien lui, Joseph Blatter, pas encore patron de la FIFA, mais secrétaire général, qui a eu l’idée de ce premier jeté de paillettes sur la mâle assemblée des adorateurs du short moulé.

Pour parachever « son » show, il a invité le roi Pelé, sans se douter qu’un frisé à la mèche rebelle allait piquer la vedette au Brésilien. Michel Platini, 32 ans, se trouve alors dans un entre-deux, plus du tout joueur et pas encore sélectionneur de l’équipe de France (1988-1992). Mais de l’autre côté des Alpes, il représente encore la quintessence de l’élégance footballistique, le meilleur joueur de l’histoire de la Juventus de Turin, le fils favori de « l’Avvocato » Agnelli. 

Entre le jeune retraité francese toujours aussi adulé et l’Iznogoud visionnaire, ça accroche d’entrée : « Il y a d’abord eu une admiration r­éciproque, témoigne Jacques Vendroux. Blatter aimait les grands joueurs, et Michel était impressionné par ce secrétaire général ­chaleureux et travailleur. »

Sepp Blatter (à gauche) et Michel Platini aux côtés d'Ornella Muti, le 12 novembre 1987, à Zurich,  lors du tirage au sort des qualifications pour la Coupe du monde de 1990.
Sepp Blatter (à gauche) et Michel Platini aux côtés d'Ornella Muti, le 12 novembre 1987, à Zurich, lors du tirage au sort des qualifications pour la Coupe du monde de 1990. Presse sports

Après ces préliminaires zurichois, Michel et Seppi passent aux choses sérieuses. Ils organisent ensemble, mais pas tout seuls, la Coupe du monde 1998 en France. Platini, co-président du comité d’organisation – imposé par François Mitterrand en personne –, se rend régulièrement à la FIFA où le président du fan-club suisse d’Ornella Muti se montre toujours aussi sympa : 

« Blatter est notre interlocuteur principal, et on n’a pas du tout l’impression d’avoir affaire à un type tordu, se souvient Jacques Lambert, qui accompagnait Platini en tant que directeur général du comité. Entre Michel et lui, le courant passe très bien. » L’ambition va les aimanter.

Un trône à la FIFA se libère à l’été 1997. Déjà presque changé en statue de cire, le Brésilien João Havelange, président-dictateur depuis 1974, accepte enfin de passer la main, et il n’y a qu’un prétendant officiel, le neurasthénique Suédois Lennart Johansson, boss de l’UEFA. Songeant déjà à l’après-Coupe du monde 1998, certains copains de belote de Platini le poussent à briguer la présidence de la fédération française. Trop petit pour lui. 

Alors, tandis que Platoche se fait des nœuds dans la tête (« Mais qu’est-ce que j’vais faire, j’sais pas quoi faire »), Alain Leiblang, ex-journaliste très à gauche devenu son conseiller le plus proche, lui suggère… la FIFA. « Moi, je voyais bien Platini devenir président et Blatter rester secrétaire général. D’ailleurs, Blatter ne s’était pas encore déclaré, raconte Leiblang. Après quelques semaines de réflexion, Michel m’a dit : “J’y vais, mais si je suis sûr de gagner”. »

“On a décidé que Sepp sera président de la FIFA et moi son conseiller technique.” Michel Platini à son conseiller après un rendez-vous avec Sepp Blatter, à Singapour en 1997
Leiblang et le directeur de la communication de la FIFA, Keith Cooper, montent une rencontre au sommet à Singapour, dans la chambre d’hôtel de Sepp ­Blatter, en marge de la « Football expo 98 », cette grande foire commerciale du foot-business. Les conseillers et les flingues resteront aux vestiaires. « Alors, comment ça s’est passé ? », demande Leiblang à l’issue de la rencontre. Platini : 

« Très bien. On a décidé que Sepp sera président de la FIFA et moi son conseiller technique. » Leiblang n’en revient pas que son champion ait loupé une telle occasion en pleine surface de réparation. Mais voilà, Platini ne se sent pas encore prêt. Maître du monde, ça s’apprend. « Ce que Michel avait refusé en tant que joueur et sélectionneur, il l’avait accepté comme dirigeant, raconte Gérard Ernault, ex-directeur de la rédaction de France Football, et confident depuis plus de trente ans. Se montrer patient, écouter… Michel avait compris qu’il lui manquait une dimension de réflexion, de compromis, tout ce qu’il n’avait pas appris à l’école. »

Le 10 de légende condescend à devenir un numéro 2. Et il ne ménage pas sa peine. C’est même lui qui organise et paie de ses deniers la conférence de presse au cours de laquelle le ticket Blatter-Platini se lance officiellement en campagne pour la présidence de la FIFA. Ça se passe le 30 mars 1998, à la Maison des sports, à Paris, et, selon nos informations, Seppi n’a toujours pas remboursé Michel. Le Suisse a pourtant eu droit au traitement VIP. Certaines phrases alors prononcées par Platini sonnent même un peu bizarre aujour­d’hui. Prenez par exemple celle-ci : « J’ai longuement parlé de ce qui me motive à Sepp Blatter. Sa philosophie du football va exactement dans la même direction. C’est le début d’une nouvelle ère.


Des millions à distribuer


Michel Platini, numéro 10 de l'AS Saint-Etienne, lors de la saison 1976-1977.

Grâce à sa moitié de ticket française, Blatter, le numéro 2 d’Havelange depuis dix-sept ans, se refait une virginité. Il le rappelait encore récemment : « J’avais eu deux mois pour me préparer, et il n’y avait que deux personnes pour m’aider : ma fille Corinne et Michel Platini. » 

Parti avec seulement quinze fédérations derrière lui (dont le Qatar et les Etats-Unis…), le Suisse est pourtant élu dès le premier tour. Le « pacte de Singapour » est respecté. Michel Platini devient officiellement, l’expression est de Blatter lui-même, la « conscience sportive » du nouveau roi Joseph Ier, qui confie au Français un job en or : distribuer au monde entier l’immense manne de la FIFA.

Chacune des 207 fédérations nationales alors répertoriées reçoit 1 million de dollars sur quatre ans, plus encore 400 millions de francs dans le cadre du projet « Goal », lancé en 1999 pour permettre la construction d’équipements dans les pays défavorisés. En supervisant le chantier d’un centre d’entraînement en Moldavie ou celui d’un terrain synthétique au Liberia, Michel Platini s’achète des amis pour la vie. 

« C’est Blatter qui a accéléré la mondialisation du football, rappelle Gérard Ernault. A Michel, il a enseigné les vertus formidables de la mécanique un pays - une voix. Pour les élections, le vote de la Sierra Leone compte autant que celui de l’Allemagne. »

C’est déjà du développement et du clientélisme. Jusqu’à preuve du contraire, pas encore de la corruption. Même si, dès mai 2001, il y a une ­première grosse alerte incendie. ISL, le groupe marketing qui gère en exclusivité les droits de retransmission de la Coupe du monde et les contrats commerciaux de la FIFA, est déclaré en faillite. 

La justice suisse découvre qu’une quinzaine de pontes du foot mondial, dont João Havelange, ont touché plus de 100 millions d’euros de pots-de-vin. Soupçonné d’avoir fermé les yeux lorsqu’il était numéro 2, Blatter est finalement blanchi.

S’il ne le savait pas encore, Michel Platini en est désormais certain : dans le joli panier de la FIFA, il y a plein de pommes pourries. 

Mais pas son Seppi. « Michel ne soupçonne pas Blatter d’avoir touché de l’argent, mais il se rend compte qu’il s’entoure de gens vraiment pas bien », décrypte Alain Leiblang, lequel n’a pas oublié cet échange très ­nerveux, en 2002. Platini : « Maintenant, il faut que tu fasses le ménage. Tue-les ! » ­Blatter : « Ne ­t’inquiète pas, je les tiens bien en main… »

“Il semblait se faire balader par les uns et les autres mais il me disait : ‘T’inquiète pas, j’ai le temps.' Et c’était vrai, il n’avait même pas 50 ans : il avançait ses pions.” Gérard Ernault, confident de Platini.
Après quatre ans au service du roi, Jiminy Cricket se sent pousser des ailes. En 2002, il envisage une première fois de se présenter à la présidence de l’UEFA où Lennart Johansson et ses 73 hivers semblent avoir fait plus que leur temps. Mais le Suédois fait au Français encore un peu naïf le fameux coup du « Laisse-moi-encore-un-mandat-et-je-te-soutiendrai-pour-me-succéder ». Blatter lui conseille aussi de ne pas y aller, alors Platini passe son tour. 

Gérard Ernault se souvient : « Pour la première fois depuis que je connais Michel, je trouve chez lui une sorte de solitude, et je me suis demandé même s’il n’allait pas quitter les instances, faire autre chose de sa vie, prendre la tête d’un grand club… Il était seul, semblait se faire balader par les uns et les autres, notamment Johansson, mais quand je lui en parlais, il me disait : “Non, non, t’inquiète pas, j’ai le temps.” Et c’était vrai, il n’avait même pas 50 ans : il avançait ses pions. »

En 2005, les pions, les cavaliers, les tours, les fous, la dame et le roi sont parfaitement alignés. Evidemment, Johansson a menti et souhaite effectuer un cinquième mandat. Trop tard, vieux ! Platini passe à l’attaque sans plus rien demander à personne. Il mène une campagne éclair, avec une stratégie « à la Blatter », ciblant prioritairement les petits pays de l’ex-URSS et de l’ancienne Yougoslavie. Un pays - une voix. Le naïf se transforme en bête politique. François Manardo gère ses relations avec la presse : « Michel a un instinct d’animal intelligent. Il sent les choses.

 Il sent les hommes. Il sent les coups. » Il les encaisse aussi. Le camp du sortant accuse le challenger d’être un sous-marin en mission pour la FIFA. La presse allemande se moque même de « Michel Blatterini ». Alors, le Suisse manœuvre habilement. « Le soutien de Blatter a été tardif mais réel », apprécie Jean-Louis Valentin, alors directeur de campagne de Michel Platini.

Une victoire stratégique à l’UEFA


L’ascenseur de Singapour est renvoyé pile à l’heure : le 25 janvier 2007, à Düsseldorf, lors du dernier dîner avant l’élection. Blatter prononce un discours où il envoie valser sa supposée neutralité : Platini for president. Johansson en avale presque son cigare et punit le boss de la FIFA en l’exilant au bout de sa table. Pour Jean-Louis Valentin, l’élection s’est en partie jouée entre le fromage et le dessert. 

« Beaucoup de présidents semblaient changer constamment d’avis. Ils étaient tiraillés entre la légitimité du sortant et la personnalité de Platini. Pour tous ces hiérarques, que Blatter soutienne Michel les a sécurisés. »

Le lendemain, l’huissier apporte l’urne sur la scène, il lance un clin d’œil à Platini, vainqueur de quatre voix (27 contre 23). Dans la salle, Sepp Blatter esquisse son petit sourire de marionnettiste content de lui. Il se confie à L’Equipe : « L’élection de Michel Platini me satisfait. Il a fait son chemin depuis qu’il m’a accompagné en 1998. La confiance qui lui a été accordée permettra aussi à la FIFA de travailler plus sereinement. Il n’y aura plus de guerre FIFA-UEFA. »

“En participant au parachutage de Platini à l’UEFA, Blatter a fait un très mauvais calcul, car Michel s’est révélé bien plus puissant que Johansson.” Philippe Piat, président de la FIFPro (syndicat international des joueurs).

La « guerre » dont parle Blatter oppose les deux institutions depuis que le ballon est rond. Au sein de la Fédération internationale, la confédération européenne est aussi populaire que Bercy auprès des autres ministères. « Ce sont les plus forts, les plus riches, les seuls qui ne soient pas à genoux devant la FIFA », analyse le président de la FIFPro Philippe Piat, accent pied-noir et barbichette de mousquetaire. Lui n’a jamais cru à une paix durable. « Très rapidement, Michel a été amené à défendre sa nouvelle maison, et les antagonismes sont revenus. 

En participant au parachutage de Platini à l’UEFA, Blatter a fait un très mauvais calcul, car Michel s’est révélé bien plus puissant que Johansson. »

Huit ans et deux mandats plus tard, Platini présente un bilan qui se défend. Il a maté la fronde des grands clubs européens regroupés dans un éphémère « G14 », entrouvert la très sélect Ligue des champions aux représentants des petites nations et instauré le fair-play financier pour limiter l’explosion des budgets. Forcément, ça n’a pas diminué ses ambitions et sa tendance à la rêverie verticale : à part à la FIFA, à quoi pouvait-il désormais penser en se rasant le matin ? 

« C’est mon destin, mais ça me fait chier », confiait-il encore il y a quelque temps à ses plus proches, dans un style on ne peut plus platinien.

En passant de Nyon la francophone (siège de l’UEFA) à Zurich la germanophone (maison de la FIFA), le Suisse d’adoption a peur de perdre son temps et son âme : trop de voyages à l’autre bout du monde, trop de magouilles, et une seule grosse compétition à gérer, la sacro-sainte Coupe du monde, alors qu’il s’amuse follement à changer régulièrement le format plus malléable du championnat d’Europe des nations et de la Ligue des champions. 

Pour l’édition 2016 en France, il fait par exemple passer la phase finale de « l’Euro » de 16 à 24 équi­pes. Et puis sa femme Christelle se plaît beaucoup à Nyon.

Michel Platini (à droite) avec Fabien Barthez le 10 juin 2015, au Pavillon Gabriel, à Paris.
Michel Platini (à droite) avec Fabien Barthez le 10 juin 2015, au Pavillon Gabriel, à Paris.Paul Arnaud pour M Le magazine du Monde

« Les hésitations de Michel, ce n’est pas du flan pour enfumer ses adversaires, mais une vraie question personnelle, de fond », certifiait Jacques Lambert, le directeur général de France 98, aujourd’hui patron de l’Euro 2016. Confirmation avec cet extrait d’une interview de Platini, il y a quatre ans : « J’ai souvent un coup d’avance, mais ce coup-là, je

 le mûris toujours longuement… Quand j’arrête ma carrière de footballeur, j’y réfléchis depuis un an. Quand je décide de me présenter à l’UEFA, ça fait déjà deux ans que j’y pense. Aujourd’hui, tout le monde me voit président à la FIFA, mais pour l’instant, je suis très bien comme ça. »

« Le foot m’a formé ou déformé. Je ne sais pas si c’est devenu de la froideur, mais moi, je sais que je n’ai jamais perdu ma sensibilité. »
S’il y va, c’est qu’il a la certitude de gagner : cet axiome ­traverse toute la vie de ce drôle de ­champion qui a besoin de la victoire pour résoudre ses contradictions. A la fois complexé par son physique (ado, il était surnommé « le gros »), son absence de diplômes, et quand même capable de se lancer tous les défis : « Déjà, gamin, à la récréation, fallait gagner, gagner, gagner. Jouer sans vouloir gagner, c’est un manque de ­respect, de la condescendance. Moi, j’ai toujours été froid devant le but. Un vrai tueur, confiait-il lors d’un rare moment d’abandon. Le foot m’a formé ou déformé. Je ne sais pas si c’est devenu de la froideur, mais moi, je sais que je n’ai jamais perdu ma sensibilité. »

Blatter, lui, n’a pas tous ces problèmes : le président de la FIFA est au sommet de sa vie et de sa carrière. Il veut juste mourir sur scène. En vieil animal politique, le septuagénaire renifle les atermoiements du cinquantenaire et redoute qu’ils ne se transforment bientôt en une volonté claire et ferme de le pousser vers la sortie. Alors, entre Michel et Seppi, l’entente est de moins en moins cordiale. Elle vire à la crise diplomatique quand, le 2 décembre 2010, les Coupes du monde 2018 et 2022 sont attribuées.

Blatter a fait un rêve : il donnera l’édition 2018 à la Russie et la 2022 aux Etats-Unis. Pour la 2026, il a même déjà posé quelques jalons pour que la Chine soit récompensée. Après un tel œcuménisme planétaire, comment le prix Nobel de la paix pourrait-il encore lui être refusé ? Sauf que Michel Platini vient tout saccager avec ses gros sabots lorrains. Le président de l’UEFA vote pour le Qatar en 2022. 

« La Coupe du monde doit aller dans tous les pays du monde », déclare-t-il à plusieurs reprises. Il est possible que son enthousiasme soit parvenu à convaincre au moins quatre autres membres européens d’en faire de même. C’est la thèse avancée par Arnaud Ramsay et Antoine Grynbaum dans Président Platini (Grasset, 2014), et elle n’a jamais été contredite par le principal intéressé. Le Qatar l’emporte sur les Etats-Unis, et l’ascenseur de Singapour tombe subitement en panne.

Le 29 mai 2015, à Zurich, Michel Platini et Joseph Blatter lors du 65e congrès de la FIFA.
Le 29 mai 2015, à Zurich, Michel Platini et Joseph Blatter lors du 65e congrès de la FIFA.Walter Bieri/epa/Corbis

Platini et Blatter font quand même semblant de le réparer. En 2011, Blatter veut se présenter pour un quatrième mandat et quémande le soutien de Platini, sur l’air déjà entendu du « Laisse-moi-encore-un-mandat-et-je-te-soutiendrai-pour-me-succéder. » Le pire, c’est que Platini y croit encore. De toute façon, il n’a pas vraiment le choix. Blatter est imbattable. Le terne secrétaire général du tirage au sort zurichois est devenu le « King » du clientélisme planétaire, aucun scandale ne peut l’atteindre.

Entre Michel et Seppi, s’ouvre une drôle de période. Un vrai bal des faux-derches. Blatter en janvier 2012 dans France Football : « Michel est prêt s’il le veut. Bien sûr qu’il ferait un bon président. » Blatter le 15 mai 2013 dans L’Equipe : « Platini est mon candidat naturel. » Platini en octo­bre 2013 sur Canal+ : « Sepp est mon ami. On s’entend sur 99 % des choses, et après, il y a quelques points de divergences. » Platini y croit alors toujours dur comme fer. Il le confie, débordant d’enthousiasme, à ses amis : « C’est bon ! J’ai vu Sepp. Il ne se représentera pas. 

C’est mon tour ! » Avant de déchanter au bout de seulement quelques semaines : « Cet e… a encore changé d’avis ! »

Là, on bascule dans une autre dimension. Le choc des continents se transforme en affaire personnelle : deux blocs de rancœur, et parfois même de haine. « Michel n’a pas supporté que Blatter lui mente autant. Il l’a pris comme une vraie trahison. 

Il ne fallait plus prononcer le nom de Blatter devant lui », se souvient Alain Leiblang. Le trompé soupçonne même le trompeur et sa cour d’alimenter le « Platini bashing » qui agite pour la première fois certains médias, notamment britanniques. Au centre des accusations, encore et toujours le vote du Français pour le Qatar, lors de l’attribution de la Coupe du monde 2022
image: 

Le 2 décembre 2010, Sepp Blatter (à droite) et l’émir qatari Hamad Ben Khalifa Al-Thani, lors de l’attribution de l’organisation de la Coupe du Monde 2022 au Qatar.
Le 2 décembre 2010, Sepp Blatter (à droite) et l’émir qatari Hamad Ben Khalifa Al-Thani, lors de l’attribution de l’organisation de la Coupe du Monde 2022 au Qatar. Philippe Desmazes / AFP

Non seulement « Eliot Ness » a déjeuné à l’Elysée avec Nicolas Sarkozy et l’émir qatari, Hamad Ben Khalifa Al-Thani, neuf jours avant le scrutin, mais son fils Laurent ­Platini dirige, depuis 2012, une filiale de Qatar Sports Investments (QSI). Gérard Ernault monte au créneau : « J’ai vu Michel la veille même de son déjeuner à l’Elysée. Je lui ai demandé s’il y aurait d’autres invités, il m’a répondu : 

“A priori seulement Sarko et moi.” Il était déjà décidé à voter pour le Qatar, et ce uniquement par conviction. On en revient à la mondialisation : les Etats-Unis avaient déjà eu la Coupe du monde. » Au sujet du fiston, même les très proches sont plus gênés. L’un d’eux se lance quand même : « Laurent chez QSI, c’est une connerie. Michel n’y est pour rien, mais il subit. Son ­attitude se résume à : “Même si ça me porte préjudice, c’est mon fils.” »

Ce nuage de gaz qatari pourrait-il se révéler encore plus toxique ? Au moins un Français l’espère. Ancien vice-consul de France à Los Angeles (de 1991 à 1995), Jérôme Champagne, 57 ans, a été chef du protocole de France 98 puis conseil­ler parmi les plus écoutés de Sepp Blatter, à la FIFA, avant son brusque départ, en 2010. On dit que c’est Platini qui a réclamé et obtenu sa tête bien faite parce qu’il avait tendance à un peu trop l’ouvrir sur tous les sujets, notamment ceux du pré carré platinien.

Michel Platini le 22 juin 1986.
Michel Platini le 22 juin 1986. Jean-Yves Ruszniewski/TempSport/Corbis

Pour l’interview, Champagne, qui réfléchit, lui aussi, à se présenter au poste de président de la FIFA, a posé ses conditions : pas un mot au téléphone. Il fallait venir le voir, chez lui, à Zurich. Au retour en France, on n’avait pourtant pas grand-chose à déclarer, aucun dossier exhumé d’une banque suisse, juste quelques saillies bien senties : « Platini est au comité exécutif de la FIFA depuis déjà treize ans ! Un tiers des voix y sont contrôlées par l’UEFA. Alors, pourquoi serait-il un chevalier blanc ? 

Comment peut-on prétendre n’avoir aucune responsabilité dans la situation actuelle ? Blatter et Platini, c’était une relation père-fils. Après, c’est devenu œdipien. Un peu comme le football ouest-européen vis-à-vis du reste du monde, Platini ne supporte pas que quelqu’un se trouve au-dessus de lui. »

Pour le plus grand bonheur de ses détracteurs, il arrive encore à l’ancien joueur de se faire lui-même des croche-pieds. Un mois avant la dernière Coupe du monde au Brésil, alors que le pays hôte s’échauffait à coups de manifestations et de grenades lacrymogènes, Platoche-la-Gaffe avait tenu un discours de géopolitique qui sortait tout droit du Café des sports : 

« Il faut dire aux Brésiliens qu’ils ont la Coupe du monde et qu’ils sont là pour montrer la beauté de leur pays et leur passion pour le football. S’ils peuvent attendre encore un mois avant de faire des éclats sociaux… »

De même, lors du dernier Congrès de la FIFA, à Zurich, son discours a semblé très européo-centré. L’homme qui sent les coups, les bons et les mauvais, a déjà essayé de rectifier le tir, en tenant, il y a dix jours, à Paris, des propos que n’auraient renié ni Ban Ki-moon, ni Sepp Blatter : « Le football, ce n’est plus seulement l’Europe, mais le monde entier. » 

Dimanche 21 juin 2015, premier jour de l’été, Michel Platini a fêté ses 60 ans. C’est un âge raisonnable pour devenir maître du monde entier.
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Michel Platini, le 10 juin 2015, au Pavillon Gabriel à Paris, lors de la conférence de presse donnée à l'occasion de l'ouverture de la billetterie de l'Euro 2016.


http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2015/06/19/michel-platini-le-tacticien_4657609_4497186.html

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