FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN- Ni Zemmourolâtre, ni Zemmourophobe, la patronne de Causeur s'interroge sur le succès du Suicide français. Elle dénonce le procès médiatique dont l'auteur est victime, y voyant une enième preuve du sectarisme de la gauche française.
Elisabeth Lévy est journaliste et directrice de la rédaction du magazine «Causeur». Dans son numéro de novembre, le magazine s'interroge sur le succès du Suicide français d'Eric Zemmour. Revenant sur la polémique que cet essai a provoqué, la rédaction analyse le phénomène «Zemmour» et l'opposition qu'il suscite. Le polémiste accorde au magazine un long entretien où il défend ses positions.
FIGAROVOX: «Eric Zemmour ne mérite pas qu'on le lise»: cette phrase de Manuel Valls vous a mise hors de vous. Pourquoi?
Elisabeth Lévy: La France a toujours été un grand pays de controverse et il m'est insupportable de la voir devenir le royaume du prêchi-prêcha. Voilà pourquoi cette invitation à la censure, parée en prime des atours du combat contre le Mal, me paraît être de fort mauvais aloi. C'est le droit du Premier ministre - et de tout un chacun - d'être en désaccord avec Zemmour. Mais proclamer qu'on doit le dénoncer sans le lire, c'est stalinien ou orwellien - ce qui revient au même.
De plus, ce manquement à l'art de la polémique argument contre argument, se double d'un mépris affiché pour le lecteur/électeur qui a voté, non pas avec ses pieds mais avec ses idées (et son porte-monnaie), en achetant massivement ce livre qui «ne mérite pas qu'on le lise».
Et que lui dit Manuel Valls, à ce plouc attardé, réac et j'en passe? Précisément qu'il est plouc, attardé et réac. L'ennui, pour le Premier ministre, c'est que ses injonctions n'ont guère de succès…
Selon vous, pourquoi ce livre cristallise-t-il tant d'opposition contre lui, jusqu'au sommet de l'Etat?
Précisément parce que son succès constitue un désaveu cinglant pour tous les propagandistes du «Parti de demain» (nom que Jean-Claude Michéa donne à la gauche de notre temps), qui considèrent la nostalgie comme un crime et le passé, en tout cas celui de la France, comme un monde ténébreux et haïssable. Et la raison de ce succès, c'est que Zemmour donne un cadre intellectuel, une visibilité, une voix, bref une légitimité, à l'inquiétude que beaucoup de Français éprouvent pour leur pays.
Les mêmes qui manifestent la plus grande compassion pour ceux qui redoutent de perdre leur emploi ou leur revenu évacuent par le mépris les peurs dites culturelles ou identitaires, dénigrées comme des «paniques» irrationnelles et détestables: quand une partie de nos concitoyens disent qu'ils ne se sentent plus chez eux, on se lamente sur la progression des «idées lepénistes» en évitant soigneusement de se demander pourquoi elles progressent.
Or, avec son livre, Zemmour oblige tout le monde à regarder les choses en face. Il contribue à interdire le déni. Et bien sûr, face au déni, il pousse souvent le bouchon très loin, ce qui le place en phase avec une exaspération grandissante.
Et que voit-on quand on regarde les choses en face?
On voit un pays en proie à un désarroi identitaire qui ne se nourrit pas seulement, et sans doute pas prioritairement, du chômage et de la crise, mais aussi de l'immigration massive des dernières décennies et de ses conséquences. La France a connu une révolution démographique et culturelle et elle est à la fois sommée de ne pas la voir et de l'applaudir.
En clair, Zemmour remet sur le tapis le débat qu'on élude depuis trente ans sur l'immigration et l'intégration - il faut parler des deux car ce n'est pas la diversité des origines qui pose problème à un nombre croissant de Français, mais celle des cultures. Plus précisément, ce sont les modalités de la greffe entre «cultures d'origine» des immigrés récents et de leurs descendants et ce que les Allemands appellent la «culture de référence», qui sont en cause. Ou pour le dire autrement, le fonctionnement de la machine à fabriquer des Français: Qui s'adapte à qui? L'inaliénable égalité des individus suppose-t-elle l'égalité des cultures? En creux, Zemmour raconte l'adoption subreptice, en lieu et place du modèle républicain, d'un modèle multiculturaliste qui sied mal au teint d'un vieux pays jacobin et colbertiste.
Sur cette question du dosage entre l'héritage et le nouveau, désolée, mais je vais faire le robinet d'eau tiède, entre ceux qui ne croient qu'à l'héritage, un peu comme Zemmour, et les partisans de la table rase comme les Indigènes de la République: je veux de l'héritage et du nouveau - seulement, aujourd'hui, c'est l'héritage qui est menacé.
On vous range souvent, avec Zemmour, Finkielkraut et d'autres dans la case dite des «réacs» (ou carrément «néofachos» pour le NouvelObs). Qu'avez-vous en commun? Avez-vous le sentiment de faire partie d'un même «courant» d'idées?
Après la longue discussion qu'une partie de la rédaction de Causeur a eue avec Zemmour j'ai l'impression que, ce nous avons d'abord en commun, Eric et nous, c'est une multitude de désaccords. Et c'est énorme! Dans un monde où toute divergence réelle est moralement suspecte, le fait de pouvoir s'engueuler en se respectant et «frotter sa cervelle contre celle d'austruy», comme le suggérait Montaigne, est précieux. À Causeur, nous aimons les idées des autres. Même celles de Zemmour (et, pour certains que je ne dénoncerai pas, surtout celles-là).
Blague à part, comme l'écrit Cyril Bennasar, ce numéro a été l'occasion de nous demander jusqu'à quel point nous étions zemmouriens.
Au-delà de la réponse de chacun, je dirais que nous partageons avec lui le refus de voir le réel enseveli sous l'idéologie sans-frontiériste et la volonté de penser par nous-mêmes. En revanche, notre nostalgie pour la République à l'ancienne et pour la France d'avant (comprenez d'avant 68) est beaucoup moins radicale que la sienne. S'il faut choisir entre les noms d'oiseaux, je reprendrai donc la formule de Gil Mihaely: si Zemmour est «réactionnaire», nous sommes plutôt «conservateurs». De toute façon, pour nos adversaires, ces distinctions importent peu: tout ça, c'est nauséabond et compagnie.
Islamophobe pour les uns, homophobe pour les autres, et même antisémite…chacun y va de son anathème pour désigner ce livre et son auteur. Et vous, que lui reprochez-vous?
Ce que j'appellerais son esprit de système: quel que soit le fil qu'il tire, il parvient à la même conclusion: tout était mieux avant! Et de fait, beaucoup de choses étaient mieux! Je précise immédiatement que cette faiblesse argumentative (enfin à mon avis) confère aussi à sa pensée et à son écriture leur charme tranchant, parfois énervant, mais toujours stimulant.
Cependant, Zemmour jette tous les bébés avec l'eau du bain soixante-huitard: moi, je ne renoncerai pas à la liberté des femmes ; plus généralement, les excès de l'individualisme ne me convaincront pas (et ne convaincront pas les admirateurs de Zemmour ni peut-être Zemmour lui-même) de renoncer aux libertés individuelles arrachées aux cadres collectifs. Je n'aime pas la société du «droit aux droits» (Muray) et du «c'est mon choix!», mais il me plait que chacun soit libre de faire ce qui lui plait dans sa vie privée.
C'est aussi une question de tempérament: Eric est bonapartiste quand je suis libérale. Il me dit que «libéral» signifie nécessairement «libertaire» et que, si on instaure le droit au divorce, on a forcément la GPA au bout! Je crois que l'histoire est beaucoup moins géométrique que ça!
On a beaucoup glosé sur le chapitre de son livre abordant Vichy, certains accusant son auteur de vouloir réhabiliter Pétain pour pouvoir faire la différence entre français et étrangers aujourd'hui. Que pensez-vous de cette polémique? Zemmour est-il allé trop loin?
Pour résumer, je dirais que Zemmour, comme souvent, part d'une vérité pour parvenir à une conclusion qui en l'espèce n'est pas seulement erronée mais politiquement fautive, car elle ouvre un vieux front sans raison. Faut-il le préciser (oui), il ne défend évidemment pas la politique antisémite de Vichy. Au départ, Zemmour enrage qu'on brandisse Vichy à tout bout de champ pour criminaliser toute distinction entre nationaux et étrangers (c'est-à-dire toute politique de contrôle des flux migratoires).
Jusque-là je le suis: il est intolérable qu'on évoque la Rafle du Vel d'Hiv à propos de Leonarda. Mais là où il charrie gravement, si j'ose dire, c'est quand il prétend «nous vendre» l'idée de la préférence nationale en invoquant Vichy.
Que la politique de Pétain ait factuellement abouti à sauver des Juifs français (qui avaient la «chance» de n'être pas «prioritaires» pour la déportation) ne change rien au fait que ce régime a instauré une distinction criminelle entre ses citoyens (et accessoirement déchu de leur nationalité les grands-parents de Zemmour et les miens). Paradoxalement, Zemmour finit par conforter la doxa paxtonienne qu'il dénonce, reprise par l'Idéologie française de BHL, d'une France entièrement collabo.
Mais c'est cette France qui a sauvé des Juifs, pas les finasseries administratives de l'Etat français. Cependant, permettez-moi de vous renvoyer sur ce point à l'entretien publié dans Causeur, car il est juste que l'accusé puisse se défendre. Et il le fait longuement!
Le Suicide français pourrait atteindre les 500.000 exemplaires. Ce succès n'est-il pas le signe que le camp des «réacs» a enfin triomphé? En tout cas, il semble que la «pensée unique» ait définitivement rendu l'âme…
Comme le disait Laurent Joffrin il y a quelques années, ce n'est pas la France qui devient réac, c'est la réalité. Et d'une certaine façon, le réel l'a emporté car on ne peut plus complètement le ripoliner aux couleurs de l'arc en ciel. Seulement, il y a une différence entre idéologie dominante et opinion majoritaire.
À l'évidence, la «zemmourisation des esprits» progresse dans le public et infuse dans le monde politique. Mais plus ces idées se répandent, plus les détenteurs du pouvoir culturel et médiatique s'évertuent à les diaboliser et à les évacuer. Ce qui contribue à échauffer les esprits et à faire advenir la radicalisation que l'on souhaite tout en prétendant la combattre.
En ferraillant contre le «politiquement correct» pendant des années, n'avez vous pas fini par ouvrir la boite de Pandore de la «panique identitaire» (titre du dernier livre de Macé-Scaron )?
J'emploie le moins possible l'expression «politiquement correct» car je ne veux pas peiner tous les Aymeric Caron et autres rebelles de salons qui entendent s'arroger le macaron de l'incorrection. Qu'ils le gardent! Ce dont je suis sûre en revanche c'est que Zemmour et d'autres, dont, je crois,Causeur fait partie, contribuent non pas à attiser mais à apaiser cette soi-disant «panique identitaire» en la prenant au sérieux.
Ce qui rend les gens dingues, c'est qu'on les engueule parce qu'ils ont peur. Oui, il y a parfois des raisons d'avoir peur - mais certainement pas de paniquer. Ce sont aussi des raisons de mener le combat des idées. C'est ce que nous tentons de faire à Causeur.
C'est ce que fait Eric Zemmour avec culture et panache. Certes, sa version subjective du roman national est éminemment contestable et critiquable. Mais elle fait honneur à l'art français de la guerre des idées, à la France de Richelieu, de Racine et de Chateaubriand. Alors, qu'il nous accorde aussi celle de Proust, Céline et même celle de Houellebecq et d'Echenoz, et on pourra continuer à se disputer!
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