lemonde.fr le 22/01/2011 a 18h32..
Mohamed Ghannouchi, premier ministre du gouvernement d'union nationale tunisien, a reçu plusieurs ministres samedi matin, au lendemain de son engagement à quitter la vie politique à l'issue des prochaines élections. Cette promesse vise à calmer la colère d'une partie de la population, furieuse de la présence au sein de la nouvelle équipe dirigeante d'anciens membres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Zine Ben Ali, contraint par la rue de quitter le pays après 23 ans de pouvoir sans partage.
Au même moment, plusieurs centaines de personnes ont défilé dans le centre de Tunis, pour demander la démission du gouvernement. Des policiers qui manifestaient en civil et en uniforme devant le siège du gouvernement ont bloqué un moment l'accès du bâtiment à la voiture du président tunisien de transition, Foued Mebazaa, avant d'être écartés en douceur par d'autres policiers en service. Le groupe de policiers manifestants s'est joint à un autre groupe protestataires, en majorité des employés de mairie, pour réclamer de meilleures conditions de travail et le départ du gouvernement.
De nombreux policiers en civil ou en uniforme, dont quelques motards juchés sur leurs machines, défilaient dans le centre de la capitale, se disant «des Tunisiens comme les autres», pour réclamer la création d'un syndicat de police.AP/Hassene Dridi
Les Tunisiens manifestent quotidiennement pour demander la démission du gouvernement d'union nationale formé lundi, trois jours après la fuite en Arabie saoudite du président déchu Zine El Abidine Ben Ali. Vendredi, pour la première fois, des policiers avaient rejoint les manifestations à Tunis et dans plusieurs villes de province. Ils étaient nombreux samedi à défiler dans le centre-ville de Tunis, arborant un brassard rouge.
"Nous aussi avons pendant des années été victimes de l'arbitraire de Ben Ali", a expliqué un jeune policier. "Aujourd'hui, notre vie est menacée, les citoyens nous prennent pour des tueurs. Le peuple veut se venger, mais nous, nous sommes là pour assurer sa sécurité", a-t-il ajouté. Il a aussi demandé, comme l'avaient fait la veille des policiers dans plusieurs villes de Tunisie, la création d'un syndicat pour défendre les droits de la profession.
La population tunisienne exprime ouvertement son hostilité à l'égard de la police, instrument privilégié du pouvoir de Ben Ali, qui s'est illustrée dans la répression sanglante de la "révolution de jasmin", qui a fait 100 morts en un mois selon les Nations unies. "Je vous demande pardon et j'espère que vous nous pardonnerez", avait déclaré vendredi un policier en uniforme, Naïm Selmi, ovationné par la foule rassemblée devant le siège officiel des services du premier ministre, la Kasbah de Tunis.
Dans une mosquée rouverte de Tunis, un premier prêche "libre" et déjà contesté...
Fermée depuis dix ans, la mosquée du campus universitaire de Tunis, a de nouveau accueilli des fidèles, vendredi 21 janvier. Ils ne sont pas très nombreux, pas plus d'une cinquantaine. Des hommes, plutôt jeunes. Mais c'est un jour-clé, ce vendredi, le premier depuis la chute de l'ancien président Zine El-Abidine Ben Ali où la prière est libre. Ici, plus qu'ailleurs peut-être, ce moment a été attendu. C'est de là, dans cette mosquée considérée par l'ancien régime comme un foyer intégriste, qu'est parti le grand mouvement islamiste des étudiants de la fin des années 1980, durement réprimé. En 2001, le lieu de culte, situé dans la proche banlieue nord de Tunis, avait été totalement fermé
De loin, le minaret de la mosquée, qui surgit au-dessus des cyprès, ressemble à une page blanche enroulée. Son architecture inhabituelle correspond à l'époque postcoloniale pendant laquelle a été construite l'université de Tunis El-Manar (UTM), un gigantesque campus avec ses quinze établissements, ses quatre facultés, et ses 43 000 étudiants inscrits. Pour l'heure, le site est silencieux car les cours sont toujours suspendus du fait de la situation d'urgence dans laquelle est plongée la Tunisie. Mais à l'intérieur de la mosquée, les hommes s'activent.
Dans la grande salle, des tapis ont été disposés au sol, un micro installé. "Il fallait voir le degré de décadence des lieux, s'indigne Ibrahim, un étudiant expert-comptable vêtu d'une longue robe noire enfilée sur son pantalon. Il y avait des bouteilles de bière, de vin, et même des excréments." La réouverture du lieu a eu lieu sans autorisation, le 15 janvier, au lendemain de la fuite de l'ancien chef de l'Etat.
Les fidèles présents, barbus et non barbus, en kamis (robe longue) ou en jean, forment un curieux mélange où se côtoient des étudiants, des partisans d'Ennahda, un parti islamiste dit modéré interdit pendant les années Ben Ali, des radicaux, et même des représentants du mouvement Hezb-ut-Tahrir - une organisation non violente née d'une scission avec les Frères musulmans implantée dans tout le monde musulman -, qui distribuent des tracts pour réclamer l'instauration d'un califat. Sofiene, 43 ans, commerçant dans une cité voisine, prône l'application de la charia par l'Etat. "La loi doit s'inspirer du Coran, c'est ça le but ", souligne-t-il. Et "la circulaire 108, qui interdit aux femmes de porter le hijab (dans certaines adminis-trations° doit être abrogée. "
"Madhi Boukra", un pseudonyme qu'il s'invente sur-le-champ, a fait partie d'un groupe de cinq Tunisiens soupçonnés de préparer des attentats et arrêtés dans la région de Florence en 2004, avant d'être relâchés puis acquittés. "Quand je suis revenu ici il y a trois ans, on m'a conduit directement au poste parce que j'avais une autre vision de l'islam que celle du dictateur, sourit-il. Aujourd'hui, je ne serai tranquille que quand ses adeptes auront quitté le gouvernement."
Pendant des années, le régime a surveillé les mosquées, imposant une censure préalable sur le prêche des imams, quand il ne dictait pas leur contenu. Ainsi, les sermons devaient invariablement citer le nom du président Ben Ali. Les islamistes, eux, ont été traqués sans répit. "La police nous contrôlait sans arrêt, ils voulaient savoir où on priait, comment on priait, avec quelle position des mains, ils venaient nous harceler à n'importe quelle heure...", assure Sofiene.
Ce vendredi, le ministère des affaires religieuses avait appelé les prédicateurs du pays "à effectuer la prière de l'Absent après la prière du vendredi, à la mémoire des martyrs de la révolution du peuple tunisien". Mais son message n'est pas parvenu jusqu'ici.
Le sermon a d'abord commencé en retard car il manquait 2 mètres de rallonge pour capter l'électricité de l'université, et puis, surtout, il n'y avait pas d'imam. Le dernier, cheikh Hassan, étant parti en 2001, c'est un "frère" qui a officié. "Notre pays vit un accouchement difficile mais il n'a pas encore obtenu son indépendance", commence-t-il. "Nous avons attendu cela vingt-trois ans, mais un petit groupe au gouvernement veut prendre le fruit de la révolution du peuple, il ne faut pas se taire", recommande-t-il, avant de poursuivre : "Nous ne devons pas nous écarter de la voie de Dieu ni chercher dans les poubelles de ceux qui se liguent contre l'islam, les Etats-Unis, les Européens. (...) Vous êtes l'armée de Dieu contre les mécréants."
Ce premier discours "libre" heurte un petit groupe, outré à la sortie : "Ce n'est pas la Tunisie qui parle ici, c'est l'Arabie saoudite, peste un jeune ingénieur, il n'a même pas parlé des martyrs (du soulèvement tunisien)." Décimées, souvent brisées par des années de prison, les formations islamistes de Tunisie ont le projet de battre le rappel de tous les imams tunisiens qui se trouvent à l'étranger.
Isabelle Mandraud
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