Le jeune cavalier la souleva vivement de la main, la jeta derrière lui sur le dos du cheval ; et ils prirent la fuite au galop...
Les berbères, habitants de l’Afrique du Nord, vivaient dans les campagnes. Leurs principales ressources étaient l’agriculture et l’élevage. De grandes forêts couvraient les montagnes où vivaient le lion, le loup, le renard, la girafe, le sanglier et bien d’autres animaux sauvages disparus aujourd’hui. On raconte que le Sahel tunisien était couvert d’arbres, si bien que le voyageur parti de Gabès pouvait cheminer à l’ombre des branches vertes jusqu’à son arrivée à la capitale. Sur ces terres, vivaient à cette époque lointaine des tribus éloignées les unes des autres, ayant chacune son nom et ses caractères propres. La vie rustique, les grands horizons développèrent chez les habitants l’imagination et le goût de la poésie populaire. Ils exprimèrent leurs joies et leurs peines dans des poèmes que le peuple se plaisait à chanter en toute occasion, particulièrement dans les mariages. .
Dans l’une de ces tribus du Sud, naquit une mignonne petite fille qu’on appela : ESSGHAÏRA Les parents indigents veillèrent de leur mieux sur leur enfant. Les années s’écroulèrent rapidement et Essghaïra devint une jeune fille ravissante : grande de taille, des cheveux d’un noir brillant, des joues roses, des yeux intelligents, tout son entourage l’admirait. Un jeune homme de sa famille touché par cette grâce se mit à composer des vers où il célébrait la beauté de sa cousine. Le sentiment de l’amour s’empara de lui et les poèmes devinrent de plus en plus émouvants. Essghaïra les écoutait sans mot dire. Tourmenté par ce silence, le jeune homme lui déclara enfin :
- Je voudrais, chère cousine, lier mon destin au tien ; tu m’as inspiré tous mes poèmes ; je ne veux que toi, nous serons certainement les plus beaux heureux du monde !
- Je t’estime beaucoup, cher parent, tes nobles sentiments m’ont profondément touchée, mais nous appartenons tous les deux à la même famille si pauvre ; je ne voudrais pas continuer à vivre avec toi dans le besoin et la peur du lendemain. D’ailleurs, mon père m’a déjà promise à un riche propriétaire. Il est donc inutile de faire des démarches auprès de mes parents.
Foudroyé, déçu, le pauvre cousin se lamenta, pleura, dit des poèmes de douleur et de regret, mais rien n’y fit.
Quelques mois plus tard le mariage fut célébré avec éclat. Essghaïra vécut des jours heureux, mais cette lune de miel ne dura pas. Le mari, ébloui par sa richesse, se donna aux plaisirs de la vie, oubliant tout devoir conjugal. La jeune femme délaissée pleura en silence et comprit que cet homme égoïste ne l’avait épousée que par orgueil. Elle se rappela l’amour sincère de ce parent pauvre qu’elle avait rejeté et qui lui parut maintenant plus noble que jamais. Saisie par le regret, elle se mit à son tour à dire des poèmes sur sa jeunesse flétrie et son erreur. Elle pensa s’échapper de ce foyer qui n’était plus qu’un enfer pour elle. Sa haine devint encore plus grande lorsqu’elle apprit qu’une seconde femme allait bientôt partager avec le toit conjugal. Ce jour arriva. La nouvelle mariée était choyée et la première épouse méprisée.
Essaghaïra vécut à l’écart de tous, pleurant dans des poèmes déchirants le destin qu’elle avait elle-même choisi.
Par une journée de chaleur, dans le calme de la sieste, passa près de chez un jeune cavalier. Celui-ci voulut reposer sa monture et lui donner à boire. Il s’arrêta et demanda de l’eau. Essaghaïra était là, seule. Délicate, elle répondit prestement à son appel. Pendant que le cheval buvait, le cavalier fixait la jeûne femme aux yeux baignés de larmes.
- Qu’avez-vous ? lui dit-il.
- Oh ! rien, dit-elle avec un gracieux sourire.
- Vous avez de la peine. Vous souffrez !
- Un peu ; et elle ne put s’empêcher de lui raconter brièvement son aventure.
- Voulez-vous être ma femme, lui dit-il énergiquement, et je vous enlève à l’instant ?
- Oui, dit-elle, d’un signe de tête.
Aussitôt le jeune cavalier la souleva vivement de la main, la jeta derrière lui sur le dos du cheval ; et ils prirent la fuite au galop. Personne n’était là à ce moment tragique ; seule une vieille femme avait observé la scène de loin. Peu de temps après, on s’aperçut de son absence. Essaghaïra n’était pas chez ses parents ; où pouvait-elle être ? aucune trace ! la vieille femme, témoin, finit par répandre la nouvelle. Une grande surprise parcourut toute la tribu et le fameux mari fut immédiatement l’objet d’amères critiques. Il fit d’abord la sourde oreille, mais les gens ne cessèrent d’en parler dans tous les coins.
L’un donne tort au mari, l’autre à la femme, un autre les accuse tous les deux et chacun interprète l’événement à sa guise. Cela va de bouche en bouche et donne lieu à des discussions interminables. Le mari en devint malade ; il décida de rejoindre sa femme et de la ramener. Il se déguisa en mendiant et alla à sa recherche. Il se dirigea vers le Sud-Ouest tunisien, s’arrêtant aux carrefours des chemins, traversant les villages avec précaution, s’informant discrètement auprès des passants et des habitants. Nul ne put lui fournir le moindre renseignement. Il passait ses nuits à la belle étoile, se nourrissant de peu, méditant beaucoup sur ce drame auquel il ne s’attendait nullement.
Harassé de fatigue, il s’assit sur le bord d’un champ : un esprit troublé, au sein d’une nature paisible. Des troupeaux passaient, des agneaux bêlaient la silhouette d’un berger se dessinait au loin. Il alla dans cette direction et entra en conversation avec le pâtre. Peu de temps après, il sut à qui appartenaient ces terres, quels étaient les voisins à des kilomètres à la ronde et de fil en aiguille, il put situer la personne qu’il cherchait. Essaghaïra était là, dans ces parages, mariée avec celui qui l’avait trouvée sur son chemin. Ce nouvel époux, honorable propriétaire, sérieux et bon, l’aimait tendrement. Ses larmes séchées, ses douleurs oubliées, elle devint la plus heureuse des femmes.
Le domaine rural où elle vivait était peuplé d’ouvriers. Arrivé sur les lieux, le malheureux chercheur se demandait, comment arriver jusqu’à elle ?
Vêtu de guenilles, tendant la main, il put enfin frapper à sa porte. Croyant faire l’aumône à un pauvre déshérité, surprise, Essaghaïra se trouva tout à coup en face de son premier mari qui lui déclara :
- Je suis venu te chercher et te présenter mes excuses. Je regrette tout le mal que je t’ai fait, j’en supporte les conséquences. Toutes les critiques m’ont été adressées. Reviens au foyer, je te promets tout le bonheur et tout le respect que je te dois.
- Tu m’as tout à fait abandonnée, ta maudite femme m’a méprisée. J’en ai assez souffert, jamais je n’y retournerai, justice est fait ; et la porte se referma net.
Le pauvre homme, la tête basse et le regard éteint, reprit le chemin du retour, craignant d’être aperçu. Il pensa qu’il était inutile d’insister, la situation ne ferait que s’aggraver, tout espoir était perdu. Rongé par le remords, il retourna tristement chez lui, le cœur brisé, conscient cependant de son erreur irréparable. N’osant plus sortir ne se montrer, il garda le lit et mourut de chagrin.
Tous ces poèmes d’amour et le regret sont restés célèbres, toujours chantés et applaudis dans le tribu des deux jeunes cousins.
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