Après L’apparition et La prière, 2018 nous offre une troisième pépite à « haute intensité spirituelle » : le film Fortuna, une jeune migrante dont le destin vient bouleverser celui de religieux.
Du silence monacal à l’incantatoire « Silence, on tourne ! » il y avait un pas... que le P. François Lamon, prieur de l’hospice du Simplon, en Suisse, a fini par franchir.
J’étais même un peu épouvanté, confie rétrospectivement le P. François, quand le producteur de Fortuna et son réalisateur suisse, Germinal Roaux, sont venus me présenter leur projet.
Postée à 2 000 m d’altitude, à la frontière des Alpes italo-suisses, entre terre et ciel, cette communauté de chanoines du Grand-Saint-Bernard n’a en effet pas pour vocation d’accueillir une équipe de tournage, mais plus simplement des marcheurs ou des groupes de retraitants. « J’étais même un peu épouvanté, confie rétrospectivement le P. François, quand le producteur de Fortuna et son réalisateur suisse, Germinal Roaux, sont venus me présenter leur projet. Même sans rien connaître au monde du 7e art, j’imaginais bien les contraintes, les imprévus, toute cette présence intrusive de lumières, de câbles, de camions, de techniciens... » Germinal Roaux se souvient lui aussi d’un accueil inaugural un peu « froid ». Mais très vite, à la lumière des échanges entre les religieux et le cinéaste, s’est dessinée comme une évidence la possibilité de faire du Simplon et de ses alentours le plus beau des écrins pour tourner Fortuna. Les enjeux traversant cette fiction – la rencontre, intense et dépouillée, entre une jeune réfugiée et une communauté religieuse –, le souffle spirituel qui en émanait à la seule lecture du scénario, ont fini par faire fondre comme neige au soleil l’appréhension des chanoines.
Fortuna, c’est d’abord le titre d’une fiction en prise avec le quotidien des migrants, une référence directe à leur destin chahuté par la vie. Mais c’est aussi le prénom de l’héroïne du film : une Éthiopienne de 14 ans qui atterrit, sans famille, au carrefour de l’Europe, dans le froid et la neige, en compagnie d’autres migrants ayant fui leur pays après avoir bravé la Méditerranée. Fortuna, c’est enfin et justement le nom que les pêcheurs grecs donnaient jadis à Mare nostrum quand elle s’avérait « intraversable ». Une histoire que Germinal a rapportée dans ses filets lors d’une retraite en Grèce, où il aime puiser l’inspiration, loin du tumulte. Mystère et grâce de l’écriture. Si l’histoire de Fortuna est bien une fiction, elle fait donc écho à un foisonnant faisceau de réalités.
Un soir, après un tournage, on a soupé tous ensemble à l’hospice. Nous étions plus de quatre-vingts : les réfugiés qui venaient d’arriver de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan, les acteurs et les techniciens du film, mais aussi les ‘‘vrais’’ chanoines.
L’hospice du Simplon n’accueille pas de migrants, mais l’idée d’y installer l’intrigue du film a été soufflée au réalisateur par l’exemple du monastère suisse allemand d’Einsiedeln, qui ouvre ses portes aux réfugiés, comme de nombreux centres situés dans les vallées environnant le Simplon. Certains réfugiés ont même participé au tournage en tant que figurants. Un souvenir fort, resté gravé dans la mémoire de Germinal. « Un soir, après un tournage, on a soupé tous ensemble à l’hospice. Nous étions plus de quatre-vingts : les réfugiés qui venaient d’arriver de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan, les acteurs et les techniciens du film, mais aussi les ‘‘vrais’’ chanoines. C’était magnifique. Je me souviens d’avoir observé cette scène en me disant : « C’est incroyable, un scénario que l’on écrit seul, dans sa chambre, et qui, tout à coup, devient réalité, rassemble tous ces gens. C’est à la fois le privilège de faire du cinéma et la beauté de ce moment où je voyais la joie de tous ces êtres en contact avec d’autres milieux, où chacun parlait de ses origines, du film... » Un supplément d’âme Frère de deux sœurs adoptées et en couple avec une femme œuvrant dans des classes d’accueil de mineurs isolés, Germinal Roaux ne pouvait que se sentir interpellé par cette question.
j’ai eu envie d’apporter une réponse poétique et non pas politique, pour nous resensibiliser à cette question essentielle.
Tout en reconnaissant le risque de lassitude du citoyen face au déferlement quotidien de mauvaises nouvelles sur le front migratoire : les bilans chiffrés, les dizaines de morts, les récits de drames en Méditerranée, l’urgence de trouver des solutions... « Je vivais comme une blessure le fait de ne plus voir des visages et des personnes derrière ce déversement médiatique. En suivant le destin singulier d’une jeune fille, avec mes outils – le temps long, la contemplation, l’art –, j’ai eu envie d’apporter une réponse poétique et non pas politique, pour nous resensibiliser à cette question essentielle. »
Car c’est bien au plus intime, au profond de son être que Fortuna nous entraîne, à travers la performance de Kidist Siyum Beza, son interprète éthiopienne. Une actrice aussi frêle et discrète que son personnage, mais dont la présence irradie l’écran, par sa foi chrétienne orthodoxe chevillée au corps et par l’authenticité de sa prière, simple et fervente. « Fortuna ne peut que se tourner vers Dieu puisqu’elle a tout perdu», explique sobrement l’actrice. Plus prolixe, Germinal ne tarit pas d’éloges sur le jeu de la jeune fille : « Dès les essais de casting à Addis-Abeba (Éthiopie), j’ai été impressionné par son abandon à la prière, là où d’autres actrices avaient tendance à surjouer pour me faire plaisir.»
Les lieux sont imprégnés d’un esprit séculaire de prière. Il y a une présence spirituelle qu’on ne peut nier, du moins pour qui se laisse toucher.
Autodidacte, né au cinéma par le truchement de la photo, le réalisateur frappera aussi le spectateur par ses choix esthétiques singuliers : usage exclusif du noir et blanc, et image quasiment carrée. « J’avais envie de verticalité, de hauteur, pour sentir Fortuna debout et pas écrasée dans un format trop panoramique. » Le décor naturel des reliefs alpestres en ressort magnifié et rajoute au travail d’épure dans lequel baigne le film. Ainsi en est-il également des scènes d’offices, tournées dans la chapelle même des religieux : « Les lieux sont imprégnés d’un esprit séculaire de prière. Il y a une présence spirituelle qu’on ne peut nier, du moins pour qui se laisse toucher », relève le P. François. De quoi donner encore un supplément d’âme à ce film. Bousculés dans leur règle de vie par l’arrivée des migrants, les interprètes des chanoines, emmenés par l’expérimenté Bruno Ganz (Les ailes du désir), revisitent leur vocation hospitalière à la lueur d’un passage d’Évangile pour le moins éclairant : « Le vent souffle où il veut (...) Tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. » (Jn,3, 8). Certains échanges fraternels, tout en vérité, ne sont pas sans rappeler ceux des moines de Tibhirine dans Des hommes et des dieux.
Les « vrais » chanoines, comme le P. François Lamon, le prieur de la communauté (2e en partant de la gauche), ont rendu de multiples services à la production du film, en prêtant notamment aux acteurs des vêtements religieux. Le rituel liturgique leur a également été expliqué avec précision.©Nour Films
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