mercredi 6 décembre 2017

Johnny , l'idole des jeunes , Edgar Morin et le « yéyé » Vidéos !


VIDÉOS. En 1963, le grand sociologue publiait dans « Le Monde » une longue analyse du phénomène « Salut les copains  » et inventait le mot yéyé. Souvenirs, souvenirs...


Johnny est mort. Au milieu des hommages, des témoignages , des exégèses qui déferlent, un texte singulier est republié par Le Monde . « Souvenir, souvenir », dirait le rockeur… 1963, Edgar Morin invente le mot « yéyé ». Face à la déferlante de Johnny et ses amis , au lendemain de la grand-messe organisée le 22 juin 1963 parDaniel Filipacchi à la Nation pour fêter l' anniversaire du magazine Salut les copains– un événement inouï alors, devenu aujourd'hui banal –, le sociologue décide qu'il est temps de prendre le phénomène au sérieux.
Le phénomène ? Rien de moins que, avec un temps de retard sur les États-Unis , l'avènement de la jeunesse comme une classe d'âge à part. Au passage , Edgar Morin s'interroge : comment traduire « teenager » ? Il opte provisoirement pour « décagénaires ».

Un phénomène venu « des faubourgs et des banlieues »

Comme le rap de nos jours , le mouvement, note Morin, est venu du peuple et de la rue , pas du showbiz. L'establishment de la musique a superbement ignoré cette musique venue d'outre- Atlantique , se contentant de la parodier (il cite Henri Salvador ). Peine perdue : « La vague avait pénétré dans les faubourgs et les banlieues, régnant dans les juke-boxes des cafés fréquentés par les jeunes (…). » Des jeunes, «  poussés par le rock à la citoyenneté économique ».
Car le phénomène, musical d'abord, est aussi économique : l' accession au pouvoird'achat des « décagénaires », mais pas seulement. Il s'agit, souligne Edgar Morin, de l' acte de naissance de l'âge transitionnel entre enfance et âge adulte  : le « teenage ou l'adolescence ». Cette transition lente va de pair avec une précocité de la jeunesse qui accède à des contenus culturels plus tôt qu'auparavant – tandis que dans le même temps, l'univers des adultes s'infantilise, note Morin, emprunte de plus en plus ses codes à la jeunesse : «  rester jeune est devenu l'ambition ducroulant ». Cette génération accède aussi (surtout ?), via la multiplication des « stimuli » et l'affaiblissement des interdits, à une « précocité amoureuse et sexuelle ».
C'est cela donc que révèle le sacre de Johnny dans les années 60 : la naissance de l'adolescence, concomitante de l'explosion des médias de masse, et donc d'une nouvelle culture qui ne s' appelle pas encore « pop ». Tous les moyens decommunication sont engagés dans le processus  », note Morin : journauxlittérature(il cite Sagan), radiotélévision et cinéma.
 Le mot-clé n’est pas idole, comme l’avaient cru lesmarchands de disques , mais copain 
Porté au sommet de cette vague, Johnny Hallyday , nommé « l'idole des jeunes », même si, d'évidence , Edgar Morin lui préfère , et de loin, la douce et désabuséeFrançoise Hardy « qui mute toute prose en poésie, toute poésie en musique ». D'autant que Morin se demande si « l'idole des jeunes » n'est pas dépassée. « Le mot-clé n'est pas idole, comme l'avaient cru les marchands de disques, mais copain », souligne le sociologue, un statut élastique , mais dont Johnny pourrait être déchu, par l'âge, le service militaire – en 1963, il a dû faire ses trois jours – et saconsécration : Johnny n'est-il pas récupéré par les « croulants » ? Paris Match« accorde aux amours supposées de Johnny et Sylvie la place d'honneur réservée aux Soraya et Margaret », écrit-il. Seule erreur, semble-t-il, d'une tribune lumineuseet prophétique.
L'irruption de la jeunesse est un phénomène total, envahissant tous les champs de la culture, mais dépassant aussi les frontières , bien plus étanches alors qu'aujourd'hui (il fait mention des pays de l'Est, et l'on pense en effet aux filmstchécoslovaques de Milos Forman ), « comme si le phénomène obéissait plus à un esprit du temps qu'à des déterminations nationales ou économiques particulières ». Il transcende aussi les classes sociales dont les goûts s'homogénéisent sous l'action des mass medias. Même s'il constate que la figure du « jeune » se démultiplie entre le «  blouson noir », le «  beatnik  », le barbu héritier des existentialistes – popularisé par Les Tricheurs de Marcel Carné –, l'écolière dissipée de 14 ans (ainsi celles de Diabolo Menthe ) ou encore le « très viril Johnny »…

Yéyé contre les Choses

Au-delà de ces différences, ces jeunes partagent une même volonté de se distinguer des adultes, par leurs choix musicaux, vestimentaires, leurs coiffures – bananes, choucroutes, nattes, maquillage … –, mais surtout par leur capacité à lacommunion extatique « depuis la surprise-partie jusqu'au spectacle de music-hall , et peut-être , dans l'avenir , des rassemblements géants sur le modèle de celui de la Nation ».
S'y joue « une forme particulière d' exaltation sans contenu, qui déplaît tant à l'adulte », écrit Morin. Ainsi, dans les mêmes colonnes du Monde, Claude Sarraute s'effare en 1960, des « soubresauts », « convulsions » et « extases de ce grand flandrin rose et blond  », ce Johnny qu'elle a vue, car il était programmé en premièrepartie de Raymond Devos à L'Olympia . Rebelote en 1962 où la plume acérée duquotidien du soir est sidérée par le public de l'idole des jeunes : « Ils se ressemblent. Tout muscle , et tout mouvement, pleins d'une violence à grand-peine contenue, frétillants, bégayants, ces jeunes se sont fabriqué une idole à leur image. »


Morin n'a pas cette ironie. Le cri de ralliement de cette jeunesse qui s'affirme pour lapremière fois , c'est « yé-yé », écrit-il. Pour lui , la frénésie déclenchée par le yé-yé du twist est certes « vide », puisqu'elle ne défend pas une idée , comme ce fut le cas de la jeunesse de 1914 qui partit fleur au fusil tuer du boche pour la patrie, en ce sens, Morin y voit un progrès non une régression. Pour lui, ce mouvement participe, au moment même où le monde développé accède à la société de consommation , « du retour de toute une civilisation vers un rapport plus primitif, plus essentiel avec la vie  ». Yé-yé en réaction donc à l'ère des Choses, décrites par Georges Pérec en 1965

Contre « l'angoisse de vieillir »

Le yéyé est ambivalent souligne Edgar Morin : paisible et joyeux, il tient de « l'individualisme de jouissancepersonnelle », en cela il est bourgeois , mais il se démarque en même temps du monde adulte qui « suinte l'ennuibureaucratique la répétition, le mensonge, la mort ». La clairvoyance d'Edgar Morin est sidérante : 5 ans avant 1968, il pressent que le yéyé annonce la révoltede mai et lui tourne le dos : « Cettecontradiction , ou si on préfère, cette hétérogénéité, correspond bien à l'adolescence (…), âge ambivalent par excellence qui porte en lui toujours la possible révolte de la jeunesse et sonprobable conformisme. »
On pense alors à Vincent, François , Paulet les autres (1974), où Sautet filme cette génération qui n'a pas résisté à l'embourgeoisement. Mais où, à l' ultime fin du film , le fils de Paul explique qu'il va prendre son temps avant d'entrer dans le monde du travail pour chercher une occupation qui ait du sens : éternel recommencement…
Le yéyé n'est pas agressif, il est insouciant, il se défoule. Mais pas seulement, nous dit Edgar Morin : il est aussi « peut-être » le signe d'« un refoulement particulièrement intense d'une angoisse particulièrement intensifiée, celle duvieillissement. Car les progrès de la juvénilisation sont aussi ceux de l'angoisse de vieillir. »
Comme elles sont justes ces analyses du sociologue, un « croulant » en 1963 puisqu'il a dépassé la quarantaine , et qui récuse tout aussi bien le regardhorrifié des adultes que leur condescendance, ou pire leur émerveillement devant cette « splendide jeunesse ». Lui ne sait quoi en penser : sont-ils décervelés ? Simplement insouciants ? Individualistes ? Angoissés ? Révoltés ? Faut-il s'en indigner ? Le déplorer ? S'en amuser ? S'y abandonner ?

« Un mal-être dans le bien-être »

Morin plaide pour l'analyse et la science : « Il faut une compréhension systématique de toute la civilisation en développement  », affirme le sociologue. Il plaide aussi pour prendre au sérieux cette incertitude même. « Ne traduit-elle pas le sentimentprofond de la fraction d'humanité qui pénètre dans la civilisation du bien-être, du confort, de la consommation, de la rationalisation, qui s'en réjouit et s'en émerveille, mais qui en même temps pressent un mal-être dans le bien-être, un inconfort de l'âme dans le confort, une pauvreté affective dans l'affluence, une irrationalité fondamentale sous la rationalisation ? Sait-on s'il faut être satisfait ou insatisfait de cette société ? Ou plutôt ne sommes-nous pas à la fois très satisfaits et très insatisfaits ? »
1963. 5 ans avant 68 donc, 9 ans aussi avant le rapport Meadows qui explique que le modèle de notre société – fondé sur une croissance continue et s'appuyant sur des énergies fossiles polluantes et non renouvelables – est une impasse.
Edgar Morin est de ceux, confie-t-il, qui « voudraient que les extases aient un sens, qu'elles s'inscrivent dans un mouvement de réalisation de la fraternité humaine, du progrès de l'espèce. Mais (...) aussi de ceux qui préfèrent aux ferveurs trompées et corrompues des décades 30 à 50, une ferveur pour ainsi dire à vide, et inoffensive. » Cette ferveur-là, « extase sans religion, sans idéologie (…) nous est venue par une prodigieuse injonction de sève noire, de négritude déracinée, dans la civilisation américaine, et qui s'est incorporée dans l'humanité du vingtième siècle. » Cette ferveur, dont Johnny fut en France le premier ambassadeur, reste le carburant de notre civilisation de plus en plus désenchantée.





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