jeudi 24 août 2017

«Je suis étudiante, j'ai une bombe, n'approchez pas»


De petits bouts de dentelle turquoise à motifs fleuris, tachés de sang, sont éparpillés sur le sol. Restes de la robe que portait la kamikaze qui, dans le souffle d’une explosion, a emporté la vie d’une dizaine de personnes. A Maiduguri, la grande ville du nord-est du Nigeria, il est rare qu’une semaine se passe sans un attentat-suicide.
Un soir de juillet, peu après le couvre-feu en vigueur, les membres d’une milice locale d’autodéfense prennent leur repas, assis au pied d’un arbre, dans un quartier rural de la périphérie sud de la ville. Un moment de relâche entre deux rondes de surveillance routinières. La jeune femme s’est glissée auprès d’eux, dans l’obscurité. Elle aurait dit vouloir acheter à manger. Puis, sans un mot, elle a enclenché la bombe qu’elle portait sous ses vêtements.
«Elle n’avait pas plus de 15 ans», affirme Bello Danbatta, un responsable du service des urgences, qui a ramassé la dépouille déchiquetée et anonyme de l’adolescente, dont personne ne connaîtra l’histoire, ni les motivations. «Comment des gamines peuvent-elles ainsi semer la mort ?» Trois autres attaques-suicides ont eu lieu ce soir-là, toutes perpétrées par des femmes.
Boko Haram, la secte islamiste qui terrorise la région du lac Tchad, a subi de lourdes défaites face à l’armée nigériane ces derniers mois et a perdu de larges territoires. Mais le nombre d’attentats à la bombe a augmenté. Acculés, divisés en plusieurs factions, les insurgés mènent une propagande de terreur, et envoient de plus en plus souvent les femmes et les enfants qu’ils ont enlevés se faire exploser.

«14 ans, peut-être»

Parfois, le bouche-à-oreille rapporte à Fatima la nouvelle de ces explosions meurtrières. Alors sa gorge se compresse, son estomac se noue, révulsé. Elle aussi aurait dû connaître ce destin funeste, qu’une poignée de jihadistes avaient choisi pour elle. Fatima n’est pas certaine de son âge. «14 ans, peut-être», dit-elle. Visiblement plus âgée, elle semble avoir arrêté de compter. Peut-être le jour de son enlèvement par Boko Haram, il y a trois  ans. Elle se souvient, ce jour-là, d’avoir tenté de se cacher derrière la porte de sa chambre, alors que ses parents et ses frères et sœurs prenaient la fuite. Elle évoque le moment où elle a été découverte, l’homme qui l’a menacée d’un couteau avant de la tirer hors de la maison. «Ils m’ont emmenée, avec d’autres jeunes hommes et femmes, dans des pick-up, dit-elle. Beaucoup pleuraient.» Peut-être qu’elle aussi a sangloté, ou crié. De peur, de tristesse, de colère, elle ne sait plus. «J’étais convaincue que j’allais mourir, puis je me suis dit que s’ils devaient nous tuer, ils l’auraient déjà fait. Ça m’a un peu calmée.»Les nuits dehors, les jours sans manger, la proximité, les hommes armés de fusils automatiques, les larmes des femmes violées, les prêches d’un chef de guerre qui portait «un turban rouge» et se déplaçait entouré de gardes du corps… Fatima raconte son calvaire d’une voix enfantine, détachée, et ponctue son récit de moues adolescentes qu’elle dissimule sous le voile posé négligemment sur ses cheveux tressés.
L’attention du monde s’est focalisée sur le sort des 276 lycéennes de Chibok enlevées de leur pensionnat, dans la nuit, en avril 2014. Même Michelle Obama avait participé à la campagne appelant à leur libération, à coups de hashtags «Bring Back Our Girls» («ramenez nos filles»). Mais des milliers de femmes et d’adolescentes sont passées entre les mains de Boko Haram depuis le début de l’insurrection islamiste en 2009. Quelques-unes ont rejoint le groupe jihadiste par amour ou par idéologie. La plupart sont des épouses contraintes, des esclaves sexuelles arrachées à leur famille, tenues de satisfaire les combattants et de leur donner une progéniture.
Fatima refuse, l’un après l’autre, les deux époux qu’on lui assigne. Un air de défiance passe sur son visage : «Je leur ai dit qu’ils pouvaient me tuer, que je ne me marierais pas.» Suivent des promesses, des menaces, des coups, puis le silence. «Personne ne m’adressait la parole. Certains jours, je ne recevais rien à manger.» Après quelques semaines de captivité, Fatima est mise à l’écart, avec une poignée de jeunes filles. Les brutalités diminuent, les sermons deviennent plus fréquents. «Ils nous disaient de suivre la vraie voie de dieu, de nous repentir car nous avions vécu comme des païennes», se souvient-elle. Parfois, une de ses compagnes d’infortune disparaît, dans l’indifférence. Nul ne pose de question sur son sort.
Fatima reçoit une tasse remplie d’eau des mains de «l’émir» au turban rouge, qui lui enjoint de boire. «J’ai dormi pendant deux jours. Au réveil, je n’étais plus moi-même», raconte la jeune femme. Probablement droguée, elle est emmenée à moto, en compagnie d’une «petite fille de 2 ou 3 ans» qu’elle n’a jamais vue auparavant. Sa mission est claire : «Ils nous ont déposées, à l’aube, dans un lieu que je ne connaissais pas, et m’ont dit de suivre la route. Je savais que j’allais rencontrer un barrage avec des soldats, que c’était là que je devrais presser le bouton qui déclencherait la bombe.» Elle porte un long pagne coloré, une large tunique, du henné sur les mains et un hijab qui recouvre la ceinture explosive accrochée autour de sa taille. Elle la sent qui touche ses hanches à chaque pas. La petite fille, alibi d’innocence à ses côtés, serre sa main dans la sienne. D’où vient-elle ? Qui sont ses parents ? «J’y pense souvent, dit Fatima. Je n’ai pas de réponse à ces questions.»
Lorsque les militaires voient les deux filles approcher, dans la pénombre, ils leur ordonnent de s’arrêter. Originaires du sud du pays, ils ne parlent pas la langue kanouri locale. Fatima crie, dans un anglais haché mais intelligible : «Je suis étudiante, j’ai une bombe sur moi ! Attention, n’approchez pas.» Des coups de feu retentissent. Les hommes qui l’ont amenée là ont dû suspecter qu’elle était sur le point de flancher. Un échange de tirs s’ensuit. «Les militaires nous ont mis à l’abri derrière les sacs de sable qui formaient le check-point, dit-elle. Je ne sais pas s’ils voulaient nous protéger ou s’ils craignaient surtout qu’une balle déclenche la bombe.»L’adolescente se souvient avoir tremblé lorsqu’un homme en uniforme a enlevé la ceinture explosive qui l’enserrait. Le sentiment de liberté est bref. Elle passera plus de cinq mois dans un centre de détention, à Maiduguri, avant de retrouver sa famille. Un tunnel d’interrogatoires, de questions répétitives sur son enlèvement, le mode de fonctionnement de ses ravisseurs, et ses propres convictions.

«surprise»

Fatima est l’une des rares revenantes de ces missions suicides. Beaucoup n’ont pas eu la chance de survivre. «Boko Haram ne pratique pas la culture du martyre, qui élève ceux-ci en héros. Nous disposons de très peu d’informations sur les personnes qui commettent ces actes»,remarque Elizabeth Pearson, chercheuse pour le Royal United Services Institute (Rusi) de Londres et spécialiste du rôle des femmes dans le conflit. Depuis juin 2014, elle a recensé près de 200 attaques-suicides impliquant une ou plusieurs femmes dans la région du lac Tchad. «Des corps anonymes, sans valeur, jetés dans les rues avec une bombe», dit la chercheuse.
La participation de femmes à des actes terroristes n’est pas neuve. Mais Boko Haram a fait de cette stratégie sa sombre signature. Pour Elizabeth Pearson, «au début, il y avait un élément de surprise, les femmes étaient moins souvent soupçonnées et passaient les contrôles plus aisément».L’objectif est désormais de semer la terreur : «Cette tactique s’est développée dans la vague de l’enlèvement des filles de Chibok. Envoyer des adolescentes se faire exploser était une manière d’attirer l’attention et d’exacerber les peurs les plus terrifiantes des Nigérians.» Un basculement dans la folie meurtrière qui n’est pas sans lien avec la personnalité d’Abubakar Shekau, le commandant fou et sanguinaire de la branche la plus brutale de Boko Haram.
Impossible de savoir quelles parts jouent l’idéologie, l’endoctrinement, la coercition ou le désespoir dans ces actes. Victimes, complices, repenties… La distinction est parfois mince. «Ils nous disaient que nous étions chargées d’une mission divine, que nous serions récompensées, ainsi que nos parents», témoigne une jeune fille, elle aussi rescapée d’une mission suicide.

«rien à perdre»

«Dans mon cas, c’était une punition», réplique Hauwa, une adolescente discrète, au visage fermé et au regard fuyant, qui porte un brillant sur la narine droite, marque de l’ethnie kanouri. Enlevée et mariée successivement à deux combattants de Boko Haram, dans la forêt de Sambisa, elle a donné naissance à une petite fille, née des viols subis. Mais Hauwa n’a pas de lait, et l’enfant ne survit pas. «Ils m’ont accusée de l’avoir tuée», dit-elle. Etait-ce vrai ? «Non. Mais j’étais heureuse qu’elle meure, je ne voulais pas de cet enfant», souffle-t-elle avec une grimace crispée. Son époux attache lui-même la ceinture explosive sur son ventre. Il lui dit qu’elle ne sentira pas de douleur, qu’une fois que tout sera terminé, elle pourra retrouver ses parents. «On se verra au paradis», lui glisse-t-il. Hauwa ne proteste pas. Elle est terrorisée, et n’a «plus rien à perdre». La fuite au profit d’un moment d’inattention, sinon la mort, lui paraissent des portes de sortie.
Une fois sur le marché ciblé, près de la ville de Bama où elle avait été enlevée un an auparavant, elle se dirige vers des soldats. Lorsqu’elle lève les bras, la foule autour d’elle s’enfuit dans une bousculade. «Je pensais qu’ils allaient tirer», dit-elle. Les militaires reculent, lui donnent des ordres dans une langue qu’elle ne comprend pas. Elle reste là, immobile, pendant une quinzaine de minutes, peut-être plus. «Cela m’a semblé une éternité. Je priais, sans bouger les lèvres.» Comme Fatima, Hauwa a eu la vie sauve, la ceinture explosive a été retirée. Après quelques interrogatoires, elle a retrouvé sa famille.
«Je n’ai personne à qui parler de ce que j’ai vécu, dit-elle. Mes parents sont au courant mais ils évitent le sujet, sans doute pour me préserver.»Seuls ses cauchemars lui rappellent que, comme l’adolescente à la robe de dentelle turquoise qui s’est fait exploser le mois dernier à Maiduguri, elle aussi devait mourir en bombe humaine.
Fatima reçoit une tasse remplie d’eau des mains de «l’émir» au turban rouge, qui lui enjoint de boire. «J’ai dormi pendant deux jours. Au réveil, je n’étais plus moi-même», raconte la jeune femme. Probablement droguée, elle est emmenée à moto, en compagnie d’une «petite fille de 2 ou 3 ans» qu’elle n’a jamais vue auparavant. Sa mission est claire : «Ils nous ont déposées, à l’aube, dans un lieu que je ne connaissais pas, et m’ont dit de suivre la route. Je savais que j’allais rencontrer un barrage avec des soldats, que c’était là que je devrais presser le bouton qui déclencherait la bombe.» Elle porte un long pagne coloré, une large tunique, du henné sur les mains et un hijab qui recouvre la ceinture explosive accrochée autour de sa taille. Elle la sent qui touche ses hanches à chaque pas. La petite fille, alibi d’innocence à ses côtés, serre sa main dans la sienne. D’où vient-elle ? Qui sont ses parents ? «J’y pense souvent, dit Fatima. Je n’ai pas de réponse à ces questions.»
Lorsque les militaires voient les deux filles approcher, dans la pénombre, ils leur ordonnent de s’arrêter. Originaires du sud du pays, ils ne parlent pas la langue kanouri locale. Fatima crie, dans un anglais haché mais intelligible : «Je suis étudiante, j’ai une bombe sur moi ! Attention, n’approchez pas.» Des coups de feu retentissent. Les hommes qui l’ont amenée là ont dû suspecter qu’elle était sur le point de flancher. Un échange de tirs s’ensuit. «Les militaires nous ont mis à l’abri derrière les sacs de sable qui formaient le check-point, dit-elle. Je ne sais pas s’ils voulaient nous protéger ou s’ils craignaient surtout qu’une balle déclenche la bombe.»L’adolescente se souvient avoir tremblé lorsqu’un homme en uniforme a enlevé la ceinture explosive qui l’enserrait. Le sentiment de liberté est bref. Elle passera plus de cinq mois dans un centre de détention, à Maiduguri, avant de retrouver sa famille. Un tunnel d’interrogatoires, de questions répétitives sur son enlèvement, le mode de fonctionnement de ses ravisseurs, et ses propres convictions.

«surprise»

Fatima est l’une des rares revenantes de ces missions suicides. Beaucoup n’ont pas eu la chance de survivre. «Boko Haram ne pratique pas la culture du martyre, qui élève ceux-ci en héros. Nous disposons de très peu d’informations sur les personnes qui commettent ces actes»,remarque Elizabeth Pearson, chercheuse pour le Royal United Services Institute (Rusi) de Londres et spécialiste du rôle des femmes dans le conflit. Depuis juin 2014, elle a recensé près de 200 attaques-suicides impliquant une ou plusieurs femmes dans la région du lac Tchad. «Des corps anonymes, sans valeur, jetés dans les rues avec une bombe», dit la chercheuse.
La participation de femmes à des actes terroristes n’est pas neuve. Mais Boko Haram a fait de cette stratégie sa sombre signature. Pour Elizabeth Pearson, «au début, il y avait un élément de surprise, les femmes étaient moins souvent soupçonnées et passaient les contrôles plus aisément».L’objectif est désormais de semer la terreur : «Cette tactique s’est développée dans la vague de l’enlèvement des filles de Chibok. Envoyer des adolescentes se faire exploser était une manière d’attirer l’attention et d’exacerber les peurs les plus terrifiantes des Nigérians.» Un basculement dans la folie meurtrière qui n’est pas sans lien avec la personnalité d’Abubakar Shekau, le commandant fou et sanguinaire de la branche la plus brutale de Boko Haram.
Impossible de savoir quelles parts jouent l’idéologie, l’endoctrinement, la coercition ou le désespoir dans ces actes. Victimes, complices, repenties… La distinction est parfois mince. «Ils nous disaient que nous étions chargées d’une mission divine, que nous serions récompensées, ainsi que nos parents», témoigne une jeune fille, elle aussi rescapée d’une mission suicide.

«rien à perdre»

«Dans mon cas, c’était une punition», réplique Hauwa, une adolescente discrète, au visage fermé et au regard fuyant, qui porte un brillant sur la narine droite, marque de l’ethnie kanouri. Enlevée et mariée successivement à deux combattants de Boko Haram, dans la forêt de Sambisa, elle a donné naissance à une petite fille, née des viols subis. Mais Hauwa n’a pas de lait, et l’enfant ne survit pas. «Ils m’ont accusée de l’avoir tuée», dit-elle. Etait-ce vrai ? «Non. Mais j’étais heureuse qu’elle meure, je ne voulais pas de cet enfant», souffle-t-elle avec une grimace crispée. Son époux attache lui-même la ceinture explosive sur son ventre. Il lui dit qu’elle ne sentira pas de douleur, qu’une fois que tout sera terminé, elle pourra retrouver ses parents. «On se verra au paradis», lui glisse-t-il. Hauwa ne proteste pas. Elle est terrorisée, et n’a «plus rien à perdre». La fuite au profit d’un moment d’inattention, sinon la mort, lui paraissent des portes de sortie.
Une fois sur le marché ciblé, près de la ville de Bama où elle avait été enlevée un an auparavant, elle se dirige vers des soldats. Lorsqu’elle lève les bras, la foule autour d’elle s’enfuit dans une bousculade. «Je pensais qu’ils allaient tirer», dit-elle. Les militaires reculent, lui donnent des ordres dans une langue qu’elle ne comprend pas. Elle reste là, immobile, pendant une quinzaine de minutes, peut-être plus. «Cela m’a semblé une éternité. Je priais, sans bouger les lèvres.» Comme Fatima, Hauwa a eu la vie sauve, la ceinture explosive a été retirée. Après quelques interrogatoires, elle a retrouvé sa famille.
«Je n’ai personne à qui parler de ce que j’ai vécu, dit-elle. Mes parents sont au courant mais ils évitent le sujet, sans doute pour me préserver.»Seuls ses cauchemars lui rappellent que, comme l’adolescente à la robe de dentelle turquoise qui s’est fait exploser le mois dernier à Maiduguri, elle aussi devait mourir en bombe humaine.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La grandeur de Binyamin Netanyahou....

Binyamin Netanyahou était en visite aux Etats-Unis pour la conférence annuelle de l’AIPAC. Cette visite devait être triomphale. Elle a ...