lundi 22 août 2016

La fiancée juive de Damas...


A Haïfa, en 1948, quelques semaines avant la création de l'Etat d'Israël, Rachel la juive tombe amoureuse de Fouad, son voisin arabe. Pendant la guerre d'indépendance, elle suit sa belle-famille dans son exil syrien et y passera près de sept décennies. Exfiltrée vers Israël en décembre 2015, à 84 ans, elle a retrouvé sa ville natale. "Marianne" a rencontré l'héroïne de cette passion interdite.

C'était au début du printemps sur les pentes du mont Carmel, dans cette ville en zigzag dont les rues montent et descendent comme un cœur hors d'haleine : Haïfa. Rachel aimait Fouad et Fouad aimait Rachel. 

Elle : 16 ans, des sourcils admirablement dessinés, à la persane, des yeux entre le gris et le vert, un front pur couronné de cheveux sombres. Lui : 23 ans, regard bleu, cheveux blonds. Quand elle contemple leur photo d'alors, reproduite sur son téléphone, Rachel Elkayam pleure doucement, soixante-huit ans après.

Le cliché a été pris en février ou mars 1948, au Hadar, ce vaste quartier dont le nom veut dire «Splendeur», entre le port et la montagne, où juifs et Arabes vivaient encore ensemble. Non, ne rêvez pas : ce n'était pas l'«ensemble» qui brode les noces et apaise les différences. D'ailleurs, la photo a été recollée. Le frère aîné de Rachel l'avait rageusement déchirée. Honte ! A la piscine de Bat Galim, le quartier le long de la mer - en hébreu, le nom signifie «Filles des vagues» -, les garçons arabes regardaient les juives de loin, d'un désir exaspéré par l'interdit. Et c'était pareil pour les juives. De loin. Même si certaines comprenaient l'arabe, si certains parlaient l'hébreu. 
Même si le père de Rachel, Nissim le musicien, d'une lignée marocaine installée à Tibériade huit générations auparavant, vers 1800, sous le règne ottoman, jouait de l'oud, le luth oriental. Même si le père de Fouad, venu de Damas commercer à Haïfa, fredonnait la même chanson que Nissim, alors sur toutes les lèvres orientales, Fog al-nakhel : «Au-dessus du palmier, est-ce l'éclat de ta joue ou celui de la lune ? Allah aridek... par Dieu, je te veux mais cela me détruit...»
Qu'est-ce qui a été détruit ? Qu'est-ce qui a été construit ?
En ce début de printemps 2016, la même chanson jaillit de l'ordinateur dans le petit appartement de Haïfa et Rachel se met à danser. Il y a près de sept décennies, elle et Fouad ont brisé l'interdit. Ils se sont aimés. Pour toujours mais pas très longtemps.
Avril 1948 : c'est la guerre d'indépendance pour les juifs, l'exode pour les Arabes, les Britanniques battent en retraite, la Palestine sous mandat anglais est en train de devenir l'Etat d'Israël. Haïfa, avec son port, constitue un enjeu stratégique majeur pour la Haganah, l'armée de défense juive. Entre les docks et le Carmel, le sang coule dans les deux camps. La famille Elkayam se réfugie à Tel-Aviv. Rachel étouffe et, à Haïfa, Fouad devient fou. S'aimant, ils sont hors de tout, de ces villes, de ce pays, hors des deux peuples : au-dedans d'eux-mêmes. 
Quand ils ne mêlent pas leur souffle, ils suffoquent. La Bible dit : «Mets-moi comme un sceau sur ton bras, comme un sceau sur ton cœur car l'amour est fort comme la mort.» Le Coran dit : «Vos femmes sont pour vous un vêtement et vous êtes un vêtement pour elles.» Rachel ne sait plus comment, mais soudain Fouad est là, à Tel-Aviv, en bas de chez elle. Et il l'emmène. Il ne l'enlève pas. C'est elle qui s'arrache à sa famille, son histoire, son peuple, à tout ce qui n'est pas le bien-aimé. Elle entasse en tremblant dans son sac toutes les photos qu'elle peut trouver. Père, mère, petites sœurs, quand les reverra-t-elle ? Vite, avant que le terrible frère aîné ne revienne. Vite, vers les bras de Fouad, la fausse paix de l'amour, la vraie guerre des hommes et les routes du destin. Vers Haïfa, Akko. Et encore plus loin. Vers Damas.
«Elle l'aimait ! On ne peut rien faire contre l'amour !» dit Amnon. Amnon est le petit frère de Rachel, il avait 3 ans quand elle est partie et 71 ans quand elle est revenue. Entre le tout petit enfant et l'homme déjà âgé qui récite la bénédiction sur le vin en ce soir de shabbat israélien dont Rachel est la reine, soixante-huit années filent comme un rêve et un cauchemar.
C'est Amnon et sa nièce Ariela, qui reçoivent, le 29 juillet 2014, un ahurissant coup de téléphone. Au bout du fil, l'ambassade d'Israël à Londres : «Avez-vous une sœur du nom de Rachel Elkayam ?
- Oui ! Mais elle a disparu en 1948, elle est morte quelque part, pendant les combats, on n'a jamais su où !
- Elle est vivante, elle habite Damas. Son petit-fils nous a donné toutes les précisions.
- Vivante ? A Damas ? Son petit-fils ?
- Oui. L'un de ses petits-fils. Un réfugié syrien naturalisé polonais. Il parle très bien anglais, il travaille à Londres et Varsovie.»
Quelques heures plus tard, Amnon et Malik se parlent au téléphone, puis sur Skype. Une heure encore et Skype se rallume pour un sidérant dialogue entre une famille syrienne à Damas et une famille israélienne à Haïfa, unies par les liens du sang, séparées par les barbelés du temps et de la guerre.
«On l'a reconnue tout de suite !»
Les petites sœurs d'autrefois, Gueoula, Shula, Ahouva, ont crié de sidération éblouie. Oui, c'était bien Rachel, ses sourcils hautains, sa chevelure en couronne, blanchie mais toujours vivace, son regard dont les années n'avaient pas éteint la lumière. De l'autre côté de l'écran, dans la capitale de la Syrie en guerre, une cour d'adultes et de bambins l'entourait. Sa famille. Sa famille arabe, musulmane et syrienne.
Que s'était-il passé depuis ce terrible avril 1948 où les Elkayam avaient à jamais perdu la trace de leur fille ?
«Je vais vous raconter, habibti, ma chérie...»
Pour Rachel, toutes les femmes qui s'assoient près d'elle pour écouter son histoire, capter le secret d'une vie aimantée par la passion, sont des chéries, des habibti, comme on dit à Damas, et en Israël aussi, dans les rues, les chansons et les serments, même quand on est juif.
Elle se redresse sur son fauteuil, sa nièce Ariela lui roule une cigarette. Cette vieille dame n'est pas vieille.
A 84 ans, elle a gardé quelque chose d'une souveraineté amoureuse, d'une sensualité tenace. Elle a aimé, souffert, souri, résisté.
UNE JUIVE ENCEINTE D'UN ARABE, DISPARUE SANS PRÉVENIR SA FAMILLE, DANS UN MONDE EN GUERRE OÙ JUIFS ET ARABES S'ENTRE-TUAIENT.
«Quand nous sommes arrivés à Haïfa, le père de Fouad nous a emmenés chez le cadi, le juge musulman, qui nous a mariés. Je n'ai pas été mariée sous mon vrai nom mais sous un nom arabe. Nous avons vécu ensemble deux mois. Et puis... Rachel respire difficilement. Et puis Fouad est parti au travail un matin et il a été tué dans la rue. Je ne sais pas qui a tiré. Tout le monde tirait sur tout le monde. Ses amis sont venus me prévenir, on m'a emmenée à l'hôpital. Mon Fouad était mort. Et, moi, j'étais enceinte.»
Une juive enceinte d'un Arabe, disparue sans prévenir sa famille, dans un monde en guerre où juifs et Arabes s'entre-tuaient. Le chaos. «Les gens partaient, fuyaient. La mère de Fouad voulait m'emmener pour avoir l'enfant que je portais. Elle me détestait, mais elle voulait l'enfant. Ils m'ont kidnappée.
- Et votre famille à Tel-Aviv ? Vous ne pouviez pas les rejoindre ?»
Ce qu'on peut poser comme questions absurdes face à la tragédie d'un autre, à son inconcevable solitude.
Le silence s'épaissit autour de la table. Tous ceux qui ont été quittés se souviennent de la blessure que cette disparition a infligée aux parents, Rose et Nissim, morts sans avoir jamais su ce qu'était devenue la fleur des Elkayam.
Le soir tombe. Tout près, derrière les arbres, à la gare de Bat Galim, l'omnibus de Tel-Aviv déverse ses derniers passagers. De cette même station s'élançait le train Haïfa-Damas, du début du XXe siècle, sous l'Empire ottoman, jusqu'à la fin du mandat britannique. La ligne fut coupée le 2 mars 1948. Moins de 300 km séparent le port israélien de la capitale syrienne.
Rachel se débat : «Mais il n'y avait plus de téléphone, plus de courrier, plus rien ! C'était la guerre, ils m'ont enlevée, je n'avais pas le choix. On a été en voiture jusqu'à Akko, puis en bateau d'Akko à Beyrouth, et en voiture encore jusqu'à Damas.»
Le 22 avril 1948, la Haganah prend le contrôle de Haïfa, les quartiers arabes se vident. Des snipers des deux camps tirent sur les passants. Des foules énormes se pressent sur les chemins de l'exil. Les Kamal ne sont pas palestiniens, ils appartiennent à un clan de la région de Damas, mais la fuite brasse toutes les histoires.
«A Damas, ça a été très dur. J'ai accouché de l'enfant de Fouad, la mère voulait me jeter dehors, garder le petit garçon. Elle me privait de nourriture, me battait... Le père aussi me détestait, j'étais la juive. Un jour, il a pris toutes les photos que j'avais emportées en quittant Tel-Aviv. Celles de mes parents, de mes sœurs, de mes frères. Et il les a brûlées. Alors, pour leur échapper, et pour ne pas être séparée de mon petit, j'ai accepté d'épouser Yassine. Le frère de Fouad. Il m'avait toujours voulue.»
Yassine est le second homme de Rachel. Celui avec qui elle a passé plus de quarante-cinq ans car il est mort en 1995. Elle lui a donné huit enfants. «Yassine m'adorait mais je ne l'aimais pas. Avec lui, c'était à la fois bien et mal. Il jouait aux cartes et ne rapportait pas un dinar à la maison. Mais il me laissait faire ce que je voulais. C'était moi qui nourrissais la famille. Je cousais. Des robes de mariée, des robes du soir... La vie était difficile mais gaie. On chantait, on dansait. Pas un soir sans la musique ! On vivait dans une grande maison, avec un beau jardin. On avait des citronniers, des grenades, des raisins...»
UNE JUIVE, DISPARUE POUR LES SIENS, DANS UN JARDIN D'EDEN EN TERRE ENNEMIE.
Les yeux de Rachel brillent au souvenir du jardin de Damas. Une juive, disparue pour les siens, dans un jardin d'Eden en terre ennemie. Qui peut saisir la clé du plaisir qu'on prend à se perdre et à se réinventer ? Qu'a-t-elle fui en suivant Fouad ? Qu'a-t-elle aimé en Yassine sans l'aimer ? Sur quel air dansait-elle sous les citronniers ? Sur celui que Nissim, le père juif, modulait sur son luth arabe ?
«Ah, mais les enfants savaient que leur mère était juive ! Et fière de l'être ! Même si mes enfants étaient élevés en bons musulmans, ils savaient. C'était comme ça. Je récitais le Shema Israel [la profession de foi juive] chaque soir en me couchant et j'allais aux grandes fêtes juives à la synagogue tant qu'il y a eu des synagogues. Après, je priais à la mosquée.»
Il y a eu des juifs à Damas pour mener une vie en apparence normale - avec l'ombre de la persécution pour «sionisme» au-dessus de leur tête - jusqu'aux années 60. A l'arrivée de Rachel, en 1948, la communauté de Syrie comptait encore 30 000 âmes. Elle se souvient de la shaar al Yahoud, la rue des commerçants juifs, et de ses amies chez qui elle allait pleurer en parlant de la Palestine. Ce nom lui était resté de sa vie antérieure sous le mandat britannique et elle l'a gardé jusqu'à son retour rocambolesque en terre d'Israël voici à peine trois mois.
«Je n'ai jamais eu peur. On m'adorait. Le vendredi, qui est le jour saint musulman, je préparais le "soufrito", le poulet aux pommes de terre et à la tomate, le plat que ma mère, Rose, cuisinait pour shabbat.»
C'est ainsi que toute une rue musulmane de Damas, de génération en génération, même quand les juifs eurent disparu, se passa de foyer en foyer la recette du soufrito hébraïque. Celui-là même que nous dégustons, ce soir sabbatique de 2016, tandis que la transfuge bien-aimée égrène ses confidences, entre un pleur et un éclat de rire.
«En 1967, je collais mon oreille au transistor. J'avais réussi à trouver les ondes en hébreu, on donnait les noms des soldats tués et j'avais toujours peur qu'il y ait un Elkayam. Un peu après, Yassine a amené quelqu'un à la maison, un Allemand, je crois que c'était un journaliste, il l'avait rencontré au café, il cherchait des Palestiniens réfugiés en Syrie. Je lui ai raconté mon histoire et je lui ai donné une lettre pour ma famille à Haïfa. Il m'a promis de la poster de Jordanie.»
La lettre n'a jamais été envoyée. Et la vie a continué. Pour ses neuf enfants, Rachel est une divinité. Quand ils la retrouvent, ils s'inclinent, embrassent ses chevilles, puis sa main, son front, ses cheveux. L'un des fils, cheikh ultrareligieux, qui a fait le pèlerinage de La Mecque et dont la femme est complètement voilée, en parle comme de la mère de toutes les bénédictions. C'est Amnon qui a rencontré cet ouléma lors d'un mariage à Londres. L'Israélien et son neveu syrien se sont donnés l'accolade en s'abstenant de parler politique. Rachel évite le sujet, elle aussi. Car certains de ses enfants sont encore en enfer.
UNE EXFILTRATION VERS L'ETAT HÉBREU PAR L'AGENCE JUIVE.
C'est au début de la guerre civile que la famille de Damas a commencé à évoquer la famille de Haïfa. Pour sauver leur mère juive du chaos syrien qui montait. Elle ne voulait rien savoir. Partir sans eux ? Pas question ! Et puis comment retrouver les siens ? Et comment l'accueilleraient-ils, à supposer qu'elle parvienne à quitter la Syrie ? L'un des petits-fils avait rejoint Londres, quelques années auparavant. Cultivé, débrouillard, Malik s'intègre rapidement, part travailler en Pologne, s'y marie, acquiert la nationalité polonaise. C'est lui qui, à l'été 2014, se décide à pousser la porte de l'ambassade d'Israël à Londres.
L'exfiltration de Rachel vers l'Etat hébreu a été longuement préparée, comme celle des derniers juifs syriens - une vingtaine en 2014 - par l'Agence juive. Elle-même ne savait pas qu'elle était sa destination finale. «Je croyais qu'on allait atterrir en Jordanie, où se trouvait une de mes filles. Et puis l'avion, en provenance d'un pays tiers, s'est posé, j'étais revenue en Palestine !»
Toute la famille est là. Sœurs, nièces, neveux agitent des drapeaux israéliens. On lui en met un dans les mains, elle l'embrasse. La caméra de Channel 2, la chaîne de télévision israélienne qui a beaucoup compté dans ce retour filme les premiers pas de Rachel à Haïfa, au sommet du Carmel, sur la tombe de ses parents. L'enfant perdue est revenue.
Seulement, il y a l'envers du décor. Rachel, par ses papiers syriens, n'est pas juive mais musulmane. Il faudra faire le siège du grand rabbinat pour qu'elle soit réintégrée dans sa religion d'origine et puisse accéder au statut de nouvelle immigrante. Ensuite elle est arrivée avec une liasse de billets syriens, l'équivalent de 10 dollars. Sans ressources, elle ne reçoit aucune allocation de l'Etat et ne peut compter que sur le soutien de sa famille. Par terre, dans sa petite chambre, la valise bouclée à Damas ne contient que des robes d'été. Quelques gandouras brillantes suspendues dans l'armoire, souvenir des fêtes abolies en terre arabe, attendent une nouvelle vie en terre israélienne. Mais tout cela n'est rien en regard de la vraie tragédie : celle des enfants et petits-enfants de Rachel livrés à l'ouragan qui emporte les réfugiés sur les flots de la Méditerranée et les routes lamentables de l'exode européen.
L'ENFANT DE FOUAD VIENT D'ARRIVER DANS UN CAMP DE RÉFUGIÉS AUX PAYS-BAS.
Le fils ainé, 67 ans, l'enfant de Fouad, vient d'arriver dans un camp de réfugiés aux Pays-Bas avec ses filles et leur famille. Un voyage dantesque de Damas jusqu'à la frontière turque, puis sur un rafiot vers Lesbos. Les passeurs ont exigé 2 000 € par personne. Ils ont ensuite gagné la Macédoine - la frontière n'était pas encore fermée - et se sont dirigés vers la Hollande. Ils étaient 13 à fuir. Le voyage a duré un mois et trois jours. Ils ont 100 € en poche. Le jardin parfumé de Damas n'est plus qu'une ombre, pourtant ils se sourient vaillamment sur Skype, Rachel à Haïfa et eux dans cet asile néerlandais où elle voudrait se rendre tout de suite pour les serrer tous sur son cœur.
Mais elle n'a pas de papiers pour voyager. Pas d'identité. Elle n'est plus syrienne, pas encore israélienne, plus musulmane, pas encore juive. Comme là-bas, sur les routes, en mer et dans les foyers, Rachel et les siens sont des fragments d'humanité détachés de l'arbre originel, dispersés au gré des passions individuelles et collectives. Ils ont l'amour, la guerre et l'exil en héritage. Le même sang court dans leurs veines, mais il n'est pas sûr que les jeunes cousins arabes et juifs puissent accepter cette réalité.
Leur histoire est celle du Moyen-Orient.

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